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Qui nous délivrera de l'égyptomanie ?

Le Roi Scorpion

(Chuck Russell, EU - 2002) Avec Dwayne Johnson "The Rock", Steven Brand, Kelly Hu, Michael Clarke Duncan, Grant Heslov, Peter Facinelli et Ralph Moeller

 

affiche roi scorpion
(affiche du film)

"Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?" s'exclamait, en son temps, le brave Boileau. Les philosophes grecs, les juristes romains s'adressaient à notre Raison. La partie émergée de l'iceberg de notre mental. Peu de chose, en somme... L'Egyptomanie sollicite quant à elle les méandres les plus tortueux du cerveau : l'ésotérisme et son cortège de maçons en tabliers brodés et de miroirs aux alouettes, d'astrologues et de gogos, d'atlantomanes et d'ufologues. Déjà dans StarGate, Roland Emmerich nous avait donné "sa" vision du nagadien (période de l'Egypte préhistorique : 4000-3300).

Il est curieux de noter la concomitance de la sortie à l'écran du Roi Scorpion avec la parution en librairie du délicieux petit bouquin de Roger Caratini, L'Egyptomanie, une imposture (Albin Michel) qui, comme le résume fort bien le quatrième plat de couverture "fait voler en éclats mythes et légendes du mirage des hiéroglyphes aux fables des mathématiques ou de la médecine égyptienne et de la prétendue grandeur des pharaons". Présenté comme une "préquelle" du Retour de la Momie (Stephen Sommers, 2001), Le Roi Scorpion risque en tout cas de décevoir plus d'un égyptomane, car ici d'Egypte point - malgré une affiche publicitaire où l'on voit en arrière-plan quelque chose qui pourrait à la rigueur passer pour un pylône égyptien et un press-book aux marges enluminées d'hiéroglyphes.

Le retour du retour de l'HF
Alors que la Warner venait d'acquérir les droits pour tourner sous la conduite de John Milius un troisième épisode de Conan le Barbare, le but avoué d'Universal (qui, de même que la Fox, Columbia, Dimension et Beacon renvoyés dos-à-dos, avait échoué à en acquérir les droits) était de renouer avec l'heroic fantasy. Pour cela, elle détient un atout : le catcheur Dwayne "The Rock" Johnson, révélé par le précité Retour de la Momie, qui dans ledit Conan 3 risque de damer le pion à Arnold Scharzenegger - "Dix-huit ans se sont écoulés, Schwarzie : ça ne nous rajeunit pas, hein ?"
Or donc, Le Roi Scorpion a tout l'air d'être un ballon d'essai, prélude à un retour des gros bras (avez-vous remarqué, parmi les comparses enturbannés de Memnon, l'Allemand Ralph Moeller ? Il fut Hagen, le pote à Maximus dans Gladiator, et avant cela Conan himself, dans la médiocre mini-série TV Conan l'Aventurier diffusée il y a trois ans...). Un essai prudent, toutefois. On a rogné sur les budgets : le film a entièrement été tourné aux Etats-Unis - Arizona et Californie - au lieu des fameux studios "Atlas Film" d'Ouarzazate, au Maroc, qui avaient précédemment accueillis les tournages de La Momie et du Retour de la Momie. Par un habile trucage informatique (?), le panoramique sur Gomorrhe fait irrésistiblement songer à la ribat - la ville juive - d'Ouarzazate, où Robert Aldrich et Sergio Leone avaient tourné Sodome et Gomorrhe (1961). Clin d'œil cinéphilique ?

 Archéologiquement, on a droit à l'éternel télescopage de civilisations "révolues" ou "exotiques" cher à l'heroic fantasy. Dans les séquences relatives au Roi Scorpion, Le Retour de la Momie nous en donnait un avant goût lorsqu'il montrait les 5.000 Akkadiens du Roi Scorpion donnant l'assaut aux 15.000 Sumériens de Thèbes. Des Akkadiens, des Sumériens à Thèbes, en Egypte ? Oui, vous avez bien lu ! Ainsi le tortionnaire sumérien, dans la séquence d'ouverture du Roi Scorpion, peut-il se vanter d'avoir supplicié des Babyloniens, des Assyriens, des Mycéniens... et qu'à présent il va "se faire" un Akkadien ! Bonjour la confusion. Que la littérature publicitaire du film de Charles Russel hésite entre "il y a 5.000 ans" et "5.000 ans avant Jésus-Christ" ne revêt absolument aucune importance. De toute façon, c'était... "avant les pyramides" et les protagonistes de l'histoire sont des barbares venus de l'Est, bizarrement saupoudrés de noms égyptiens, comme Memnon ou la reine Isis, ou encore grecs comme Cassandre, la prophétesse qui a beaucoup de chance d'être arrivée dans ce scénar-ci - puisque enfin le cruel Memnon, dont elle est l'égérie; écoute ses révélations - toujours exactes -, alors que la Cassandre du mythe est restée comme synonyme de l'annonciatrice de mauvaises nouvelles que personne ne veut entendre.
Dans ce bouillon d'(in)culture, Memnon touche également les bords de la marmite. Le mythe grec se souvient de l'Egyptien (ou "Ethiopien") Memnon, fils d'Eos - l'Aurore -, qui conduisit une importante armée au secours de Troie, assiégée par les Achéens. Il y périt de la main d'Achille et sa statue, à Thèbes d'Egypte, le fameux "Colosse de Memnon", saluait à chaque aurore le lever de sa mère-aux-doigts-de-rose.

Nous avons gardé le meilleur pour la fin : Mathayus, le "Roi Scorpion" ! Un instant, nous avons songé à un étymologie sanscrite, du côté de "Celui-qui-réfléchit-avant", Prométhée, Pra-Manthys. Mais ce jeu érudit paraît un peu vain dans un film qui allégrement mélange Sumer, l'Egypte et la Bible (Sodome et Gomorrhe). Encore n'y a-t-il strictement rien d'égyptien dans Le Roi Scorpion (à la différence des coûteux plans infographiés qui le mettaient en scène dans le Retour de la Momie (1), rien hors le cartouche hiéroglyphique qui barre la poitrine de la colossale statue du tyran, à l'entrée de son palais, et où l'on reconnaît, entre autre, le disque de Râ.

Mathayus sera redevable de son surnom de "Roi Scorpion" au fait que, mortellement blessé par une flèche enduite de venin de scorpion, il survit grâce à la magie de Cassandre. En lui coule maintenant de la substance du scorpion, contre lequel il est désormais immunisé. Ca ne vous dit rien, tout ça ? Un peu, mon neveu, répond l'Oncle Paul : dans Conan le Barbare Conan doit lui aussi lutter aux portes de la mort et est sauvé grâce aux charmes d'un chaman; en outre, il a également été crucifié et a dû se défendre des vautours avec ses dents - c'est exactement ce que devra faire avec des fourmis carnivores grosses comme des crevettes Mathayus, enterré jusqu'au cou sur l'ordre du méchant Memnon !

Encyclopédie
Hors donc, un Roi-Scorpion a réellement existé dans l'Egypte prédynastique. Il nous est essentiellement connu par une scène gravée sur une massue d'apparat datée des environs de 3150 av n.E. et trouvée à Hiérakonpolis fin du XIXe s. On y voit un pharaon de la Haute-Egypte, reconnaissable à sa couronne blanche caractéristique, ouvrant des canaux d'irrigation avec la pioche qu'il tient en main et recevant [peut-être] l'hommage d'un tributaire vaincu [à moins qu'il ne s'agisse tout simplement d'un de ses sujets]. Un hiéroglyphe figurant un scorpion semble le nommer - d'où ce nom de "Roi-Scorpion" donné par les archéologues à ce prince, bel et bien antérieur de quatre ou cinq cents ans à l'édification des premières pyramides. "Sur son monument le plus caractéristique, une tête de massue votive trouvée à Hiérakonpolis - note Guy Rachet dans son Dictionnaire de la civilisation égyptienne (Larousse, 1968) -, il est représenté coiffé de la couronne blanche du Sud, suivi de deux porteurs d'éventails. Il est le premier souverain égyptien dont nous ayons connaissance, mais il ne régnait encore que sur la Haute-Egypte. II semble cependant que c'est à lui qu'on doive le mouvement conquérant qui va conduire, avec un de ses successeurs, Narmer, à l'unité de l'Egypte. D'après une inscription trouvée à Toura, il semble qu'il ait étendu son empire jusqu'à la hauteur de Memphis; il est aussi possible, si la palette dite « du tribut libyen » appartient bien au roi-scorpion, qu'il ait porté ses armes jusqu'à la ville de Bouto, capitale du Delta, dont il se serait peut-être emparé." Le Roi Scorpion serait donc un prédécesseur du premier pharaon officiellement recensé (2) celui qui ouvre la Ière Dynastie, Ménès - également appelé Narmer d'après d'autres documents trouvés à Hiérakonpolis, notamment la fameuse "Palette de Narmer" - lequel aurait régné 60 ans (±3185-3125 (3), précédant Aha ((±3125-3095), dont le surnom de Per-Aha ("Grande Maison") deviendra, en grec, "Pharaon". Dans un tout autre registre que celui du "grand conquérant" William Golding a écrit une nouvelle "Le Dieu Scorpion" (4) plus en relation avec ce que nous savons du prince qui nous occupe : la fête du Sed (Heb-Sed) où "Grande Maison" doit prouver sa force et sa virilité pour susciter la crue du Nil fertilisante.

palette de narmer

Nous avons démarré la présente analyse en évoquant L'Egyptomanie, une imposture. Hors Christian Jacq et Violaine Vanoyeke, l'auteur, Roger Caratini n'a pas cru devoir faire aux égyptomanes l'honneur de les recenser plus que nécessaire - il y en a tellement ! Sûr qu'il aurait frisé l'apoplexie s'il avait dû détailler, à propos de la "Dynastie zéro" qui est celle du Roi-Scorpion précisément (5), certaines fariboles. Ne citons que le réjouissant Albert SLOSMAN, Les survivants de l'Atlantide (Robert Laffont, coll. "Les Portes de l'étrange", 1978), qui n'est qu'un roman camouflé, narrant l'engloutissement pendant la nuit du 27 au 28 juillet 9792 av. n.E. de l'Ahâ-Men-Ptah (l'Amentît, la Terre des Morts de l'eschatologie égyptienne) c'est-à-dire l'Atlantide (Ah bon ! tu rigoles, ou quoi ?). La cause en était le basculement de l'axe de notre globe, présenté par l'auteur comme un châtiment divin. Selon Slosman, les survivants migrèrent à travers le Maroc puis le Sahara jusqu'à la vallée du Nil où ils fondèrent Ath-Ka-Ptah (grec Aiguptos "l'Egypte"), le "Deuxième-Cœur-de-Dieu". Qu'est-ce que Pierre Benoit aurait été content d'apprendre que son Atlantide n'était pas si imaginaire que ça ! Bref, dans cette épopée des Atlantes où les partisans de Seth et ceux d'Horus se livrent, cinq mille ans durant, une guerre implacable en ce Sahara alors fertile, le Roi Scorpion Hor-Sen-Kaï, maintenant flanqué d'un frère jumeau... Anubis (ça ne s'invente pas, c'est dans le bouquin) va commencer la réunification des deux peuples ennemis. Tiens, quelque part, il nous semble entendre les tambours de Basil Poledouris ponctuer la voix off qui déclare : "Quand les océans eurent englouti Atlantis, avant l'avènement [des fils] d'Aryas, il y eut un temps où des empires étincelants recouvraient le monde, comme des voiles bleus sous les étoiles. Alors vint Conan le Cimmérien, le glaive à la main, brigand, pillard, assassin, fouler de ses pieds nus les trônes de cette terre..."

roi scorpion massue

Et in cauda venenum...
Et comment tout ceci finit-il ? Dans leurs versions revisitées de la Bible, les romanciers de SF aiment en général gratifier le châtiment de Sodome et Gomorrhe d'une belle petite explosion nucléaire (Robert Charroux, E. Von Däniken etc. - et aussi Henri Vernes, "Bob Morane" : La Prison de l'Ombre Jaune). Ici, le Roi Scorpion utilise la poudre explosive inventée par des Chinois, dont il emplit les caves du palais de Memnon. Le voici réduit en poussière. Comme le Temple d'Efaoud dans le Sphinx d'Or de Jacques "Alix" Martin ! Qui a dit que les scénaristes américains ne lisaient jamais les BD franco-belges ?

the mummy

retour momie

retour momie

roi scorpion (novel)

Les novelisations de The Mummy par David Levithan d'après le scénario de Stephen Sommers (New York, Scholastic, 1999),Le retour de la Momie par Max Allan Collins (trad. am. Patricia Delcourt) (Fleuve Noir, 2001) et sa version "kiddies" par John Whitman "d'après le scénario de Stephen Sommers" (trad. am. Thomas Bauduret) (Pocket Junior, 2001) et du Roi Scorpion par Max Allan Collins ["d'après un scénario de Stephen Sommers, Will Osborne et David Hayter - Tiré d'une histoire de Jonathan Hales et Stephen Sommers", pffff...] (trad. am. Paul Benita) (Fleuve Noir, 2002).

 


 

NOTES :

(1) Et où les "Egyptiens" combattent à pied. Car le cheval (de même que le dromadaire) était inconnu dans la vallée du Nil comme entre le Tigre et l'Euphrate "avant les pyramides". La préquelle Le Roi Scorpion s'empresse d'oublier ce détail - Retour texte

(2) La liste des pharaons d'après les annales a été établie par comparaison de la Pierre de Palerme et du Papyrus royal de Turin avec les fragments de Manéthon, historien égyptien d'époque ptolémaïque  - Retour texte

(3) L'archéologie romantique a diversement daté le règne de Ménès : -12.356, selon Larcher, contre 5.264 ans avant Artaxerxès III Ochus (emp. ±358-±338) selon Eusèbe de Césarée, -4.241 selon A. Slosman et seulement -3.555 selon Georges Le Syncelle (A. SLOSMAN, op. cit., p. 285). A l'exemple des auteurs grecs (Diodore de Sicile situait Khonsou, l'Hercule égyptien dix mille ans avant la guerre de Troie), les dates extravagantes repoussant les origines de l'Egypte pharaonique vers des temps les plus reculés ont été très en faveur au XVIIIe s., ainsi chez l'abbé franc-maçon J. Terrasson (Sethos, 1731), inspirateur de La flûte enchantée de Mozart.
C'est qu'il y avait un enjeu idéologique de taille derrière ces datations : et si une civilisation profane, l'Egyptienne ou une autre, était antérieure à la date de la Création du Monde admise par les exégètes fondamentalistes de la Genèse ? Déchiffrant le Zodiaque de Denderah, Champollion subira les foudres de l'Eglise pour avoir montré que les Egyptiens observaient le ciel bien avant la "Création" du Monde !   - Retour texte

(4) William GOLDING, Le Dieu Scorpion (1956 et 1971), NRF-Gallimard, coll. "Du Monde Entier", 1974. - Retour texte

(5) Rajoutée il y a une vingtaine d'années, la "Dynastie zéro" est celle qui précède la première, déchaînant les fantasmes des tenants de l'archéologie romantique en ce qu'elle leur permet - pourquoi se gêner ? - d'allonger de plusieurs millénaires l'antiquité de la civilisation égyptienne (CARATINI, op. cit., p. 50) - Retour texte