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De La Chute de l'Empire romain
à Gladiator

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De La Chute de l'Empire romain à Gladiator

I — VOIES PARALLÈLES

1. Introduction

2. Deux films

3. A propos de La Chute de l'Empire romain

4. A propos de Gladiator

II — LES PROTAGONISTES

5. Les protagonistes historiques

6. Les protagonistes cinématographiques

Conclusion

III — ANNEXES

7. A propos de la bataille contre les Germains dans Gladiator

8. A propos des combats de gladiateurs (1) :
De l'archéologie au mythe

9. A propos des combats de gladiateurs (2) :
Les gladiateurs au cinéma

10. Bibliographie historique

IV — FICHES TECHNIQUES

11. La Chute de l'Empire romain

11.1. Fiche technique
11.2. Bibliographie
11.3. Scénario
11.4. L'intrigue (documentation de presse)
11.5. Les intentions des scénaristes (documentation de presse)
11.6. Le producteur : Samuel Bronston
11.7. Le réalisateur : Anthony Mann
11.8. Les lieux de tournage
11.9. Dialogues du film

 

Sur cette page :

11.10. Critiques
11.11. Analyse : De la Chute de l'Empire romain à la chute de l'«empire américain» (Nadine Siarri)
11.12. Sur le tournage (Henry-Jean Servat)

 

Pages suivantes :

12. Gladiator

V — CHRONOLOGIE

13. Chronologie du déclin de l'Empire romain

VI — FILMOGRAPHIE

14. Filmographie des gladiateurs

 
chute empchute empire romain
 

11.10. Critiques

«... La mémoire retient seuls les ridicules et les déformations de la petite histoire illustrée. Il y avait là, bien sûr, matière à sourire ou à rire, mais tels n'étaient pas, semble-t-il, le but et l'ambition du tout-puissant producteur (...).
(Il) n'a pu éviter la mièvrerie des duos d'amour, la platitude, l'absurdité des scènes dites psychologiques et des propos d'ordre politique ou même - hélas ! - philosophiques. Sachant cela, et une fois admises les invraisemblances et les incohérences de cette tragi-comédie, certains détails ont leur prix.
En effet, rien d'impossible ici, où l'on entend les sénateurs s'interpeller du nom de «Fellow Roman» et où l'on assiste à la mise aux enchères du trône de Rome avant que la cité disparaisse sous la fumée et les flammes d'un spectaculaire incendie (1)...»

Y.B., Le Monde, 30 avril 1964 (2)

 
«Si Marc Aurèle ne s'était découvert une fille, c'était bien une heure de gagnée; si Canutt s'était mis en grève, on faisait aussi l'économie d'une bonne demi-heure de batailles; si le Sénat romain n'avait voulu jouer celui de Washington, encore deux ou trois quarts d'heure; bref, resterait un assez honnête moyen métrage, agréablement dépourvu de martyrs chrétiens. Bronston régnante, on nous impose l'ersatz et la Loren : plus dure sera la culbute.»

Les cahiers du cinéma, n° 156, juin 1964, p. 64

 
«La thèse est honnête, le récit estimable, et l'on s'ennuie... Avouons-le, ces superproductions, dites historiques, deviennent un peu lassantes - c'est toujours le même spectacle...»

Louis CHAUVET, Le Figaro

 

«Au fond, ce qu'on demande à un film comme La chute de l'Empire romain, c'est de nous rendre fidèlement une page d'histoire, mais d'être d'abord un bon spectacle. Dans la mesure où il s'est pris au sérieux, Anthony Mann a inutilement alourdi sa mise en scène, sans que l'on sache au bout de ces trois heures ce qui a vraiment mené Rome à sa perte. (...) C'est colossal, somptueux, mais désespérément plat, neutre.»

Henri CHAPIER, Combat

 
«Je me plais à reconnaître que cette superproduction m'a paru infiniment plus subtile ou si vous le préférez, moins enfantine que les derniers envois hollywoodiens à gros budget.»

Stève PASSEUR, L'Aurore

 
«La mise en scène impeccable, sans faille est bien digne du vieux routier hollywoodien. L'interprétation est remarquable, les décors sont somptueux et pourtant quelque chose nous gêne...»
 

Samuel LACHIZE, L'Humanité

 
«Ce film est trop long mais ne manque pas de belles scènes. Mais toutes ces séquences sont éparses dans une projection qui se meut fort lentement.»

L. NUCERA, Le Patriote

 
«Il a fallu trois heures de projection à Anthony Mann pour évoquer la mort de Marc Aurèle, les amours contrariées de sa fille Lucilla, la longue rivalité entre Commode le débauché et Livius le Chevalier-sans-peur-et-sans-reproche.
Ce film n'a qu'un seul mérite, celui de nous révéler un grand comédien : Christopher Plummer.»

Mario BRUN, Nice-Matin

 
A l'occasion de la ressortie 1981
«Sous le ciel lumineux des sierras castillanes (Anthony Mann a déployé) d'impressionnants décors, des théories de figurants, de chevaux, de chars étincelants, d'armures qui reluisent dans la poussière des batailles ou des rassemblements sur le Forum. Ce luxe formidable nous écrase et nous ravit, pour peu que nous ayons l'esprit badaud et préférions à un érudit nous expliquant la place du symbole dans le roman courtois la retransmission du mariage du prince Charles d'Angleterre. (...)
Sophia Loren en Lucilla, la fille de l'empereur... il faut la voir battre des cils près de l'autel des dieux, face à Stephen Boyd, en belle Romaine max-factorisée de frais, et, à vrai dire, il faudrait pour apprécier pleinement le spectacle se boucher les oreilles. Car malgré la bouche hyperpulpeuse et luisante de vernis de Sophia Loren; malgré Stephen Boyd et James Mason qui mettent, si j'ose dire, le paquet; malgré le ruissellement bigarré qui coule de l'écran jusqu'à nos yeux, il faut avouer que tant et tant d'inepties, de poncifs et de banalités, dites avec un sérieux minéral, nuisent au grand projet d'Anthony Mann qui tentait de nous montrer pourquoi l'Empire romain s'est écroulé. L'auteur de tant de westerns semble avoir vu en cette chute de Rome un épisode haut en couleur de la conquête de l'Ouest, aussi arrive-t-il à la fille de César de s'exprimer un peu comme celle du commandant du fort, et à Livius et Commode de s'écharper comme des cow-boys se disputant un troupeau de vaches.»

E.S.-A. (3)

 
«Certes l'historien ne trouvera rien à redire au début de La chute de l'Empire romain.
Tout au plus s'étonnera-t-il de l'importance donnée au rôle de Lucilla et, surtout, de la présence du personnage inventé de Livius (...). Mais la suite démentira cette impression de vérité. Sans doute Commode fut-il cruel et débauché, c'était la règle sur le trône impérial et à peine souffrit-elle quelques exceptions. Mais le massacre des barbares romanisés dont il est, ici, l'instigateur relève plus d'une convention chère au péplum (il faut des scènes de cruauté et de torture) que de l'authenticité historique (4). (...)
La chute de l'Empire romain n'en demeure pas moins un beau film, fort spectaculaire, intéressant surtout par ce que la critique a boudé : la lenteur de l'action, la longueur des dialogues (5), ce temps suspendu qui marque si bien les fins de règne.»

Claude AZIZA (6)

 

11.11. Analyse
De la Chute de l'Empire romain à la chute de l'«empire américain»

(Nadine Siarri)

Le prologue de ce film, écrit par l'historien Will Durant, conseiller historique d'Anthony Mann, met en relief les deux grands pôles qui ont retenu l'attention des réalisateurs de films traitant, de façon d'ailleurs plus ou moins libre, de l'histoire de Rome : «Deux des plus grands problèmes de l'Histoire sont de rendre compte de son ascension et de rendre compte de sa décadence.

C'est en fait surtout cette décadence de Rome qui a été portée à l'écran, à des fins en bonne partie spectaculaires : décadence des valeurs morales, qui permet d'orchestrer les fameuses orgies romaines à grand renfort de danses lascives, ainsi que les combats dans l'arène; péril militaire, qui donne lieu à des scènes d'affrontement sur le champ de bataille avec les hordes barbares. Mais cette prédilection tient aussi compte de l'état d'esprit du spectateur contemporain, qui, confortablement installé, voit s'écrouler un monde délicieusement décadent et s'en élever un autre, dont on l'invite à se considérer comme l'héritier direct : celui de la Rome chrétienne.

La chute de l'Empire romain se doit donc de tenir compte de ces données accréditées par les péplums qui fleurissent depuis un demi-siècle en Italie et aux Etats-Unis. On se trouve à un moment de crise de l'Empire, sous l'emprise d'un empereur fou, Commode, qui prend sa place dans la galerie de monstres chers au péplum à côté de Néron (Peter Ustinov dans Quo Vadis !); il s'opposera donc à un héros, valeureux officier, Livius, paré de toutes les vertus morales et guerrières : leur affrontement est d'ailleurs préfiguré par une course de chars qui est un des clichés favoris du péplum (déjà présente dans les premières versions de Ben Hur, en attendant la célébrissime mise en scène de William Wyler en 1960).

Autre élément obligé : l'intrigue amoureuse, entre Livius et Lucilla, la fille de Marc Aurèle, qu'il sauvera d'ailleurs de la mort à la fin du film, où elle est vouée au bûcher; l'incendie spectaculaire se place également dans la lignée des «clous» obligés du péplum (que l'on se rappelle celui qui embrase Rome dans les différents Quo Vadis).

N'oublions pas non plus les scènes de combats : combats singuliers dans les arènes où l'empereur fou (qui est d'ailleurs en fait le fils de son entraîneur, le gladiateur Verulus) aime à s'exhiber; combats contre les Barbares, puisque le film est nettement structuré en deux parties : la première se déroulant sur la frontière du Danube, avec le camp fortifié romain, dernière avancée de l'empire au milieu des forêts hostiles, et la deuxième à Rome, les deux étant séparées de quelques années (avec les remarquables reconstitutions du limes et du forum romain).

Et enfin, comme toujours dans les péplums, les Romains sont confrontés à des non-Romains dont ils reçoivent des leçons : les Barbares (ici le peuple de Ballomar, dont la cruauté dissimule des mœurs pures et une grande générosité), mais aussi les esclaves d'origine étrangère et les chrétiens, représentés comme c'est souvent le cas par un seul et même personnage, l'affranchi grec Timonidès (auquel James Mason, déjà rencontré dans le Jules César de Mankiewicz dans le rôle de Brutus, prête ses traits).

***

Mais La Chute de l'Empire romain, tout en s'intégrant dans un genre dont elle respecte les conventions, affirme son originalité à travers d'autres aspects. Cette originalité explique d'ailleurs en partie son relatif insuccès commercial. En effet, ce péplum, contrairement à ceux qui ont été tournés à Hollywood dans les années précédentes (comme le Signe de la Croix de Cecil B. DeMille, en 1932, pour ne citer que celui-là), essaie de montrer que le christianisme n'est pas le seul facteur susceptible de rassembler les hommes par un message de liberté et d'harmonie.

***

Ainsi, avant la deuxième partie du film qui livre Rome à la folie dévastatrice de Commode, plus conforme à ce que l'on attend d'un péplum, la première partie du film se centre sur un empereur dont c'est la seule illustration à l'écran, justement parce que c'est un «bon» empereur et que les conventions du genre associent plutôt le pouvoir à l'injustice et à la folie, de façon à persécuter le héros pendant tout un film. Le film donne donc la vedette à Marc Aurèle et à son rêve d'unité : témoin l'ample discours qu'il adresse à tous les chefs venus des quatre coins de l'Empire :
«Vous êtes issus de races différentes, vos mœurs et vos coutumes ne se ressemblent guère, vous avez chacun vos langages et vos chants, vous n'adorez pas les mêmes dieux et pourtant, comme les branches épaisses d'un chêne majestueux, vous êtes tous les ramifications d'un même tronc puissant et tutélaire, Rome... Quel que soit votre pays, quelle que soit la couleur de votre peau, la paix une fois rétablie vous conférera à tous, à tous, les droits suprêmes qui sont ceux des citoyens romains. Plus de provinces, plus de colonies, rien que Rome. Rome sera partout une famille de peuples égaux, tel doit être l'avenir.»

***

On voit donc ici que le thème de l'unité ne doit rien à une quelconque religion, comme dans les péplums où c'est le christianisme qui est chargé d'assurer la paix et la compréhension entre les hommes. Le thème du christianisme est extrêmement discret : on se rend compte au moment de la mort de Timonidès, au médaillon qu'il porte, qu'il est chrétien, mais sa foi n'a rien de militant, il n'est qu'un homme parmi ceux qui ont compris que l'Empire romain était l'affaire de tous, comme l'affirmait Marc Aurèle.

***

Dans la deuxième partie du film, le successeur que Marc Aurèle aurait souhaité, Livius, et l'affranchi Timonidès vont reprendre le message de l'empereur, et essayer d'en convaincre les Barbares et, ce qui sera encore plus difficile, les sénateurs romains. On assiste à une scène peu courante dans les péplums, dont la recherche du spectaculaire ne favorise pas les amples débats d'idées : les sénateurs s'affrontent autour de la politique à tenir envers les provinces. Malheureusement, ceux qui pensent qu'un empire commence à mourir quand ses habitants ne croient plus en lui sont vaincus par ceux qui voient dans les provinces des greniers destinés à alimenter le bon plaisir de Rome. A la fin du film, les barbares de Balomar, trahis par Rome, meurent en appelant sur elle la malédiction de Wotan, les provinces orientales affamées par Commode se révoltent.

C'en est fait du rêve de paix de Marc Aurèle, de Livius, et de tous les hommes de bonne volonté, Romains ou non, empereurs ou anciens esclaves. «Les barbares ne seraient jamais venus à bout de Rome, si Rome ne s'était d'abord trahie elle-même», si elle n'avait trahi cette Pax Romana à laquelle tendaient les meilleurs de ses représentants. Ce ton pessimiste est d'ailleurs en liaison directe avec les interrogations que pouvaient se poser les Américains des années '60 sur le destin de l'impérialisme de leur pays.

***

Le sérieux du propos va de pair avec le soin que mettent les scénaristes à ne pas violer ouvertement et de façon désinvolte l'Histoire, à modifier uniquement ce qui n'a pas reçu de preuve formelle : ainsi, lorsque le film fait mourir Marc Aurèle empoisonné, le mode d'empoisonnement est bien choisi comme étant indétectable, et ne va pas à l'encontre de la maladie à laquelle on attribue la mort de Marc Aurèle. De même, comme le Livius du scénario, faute de preuves, ne peut succéder à Marc Aurèle ainsi que celui-ci l'aurait souhaité, et que d'ailleurs il ne revendique pas cet honneur, l'invention des scénaristes n'empêche pas Commode de monter sur le trône. Quant à la mort spectaculaire de celui-ci dans un combat singulier contre son rival, elle sacrifie effectivement à la volonté spectaculaire mais elle reste en accord avec ce que l'on sait du caractère de Commode : elle permet également au conflit entre les deux hommes dont l'antagonisme résume le film, conflit annoncé lui aussi de façon spectaculaire par la course de chars, de se résoudre.

Nadine SIARRI, A.R.T.E.L.A., mars 1995

 

11.12. Sur le tournage
(Henry-Jean Servat)

La Très Jolie Poupée, assurément une grande patricienne de haute stature, charnelle et pulpeuse en diable, avec son teint de pêche et ses lèvres de groseille, n'hésitait pas, pour sa toute première apparition à l'écran dans cette œuvre «mammouthéenne» en costumes antiques, à se mettre sur son trente et un. D'évidence, la demoiselle, sortant une tenue de gala, puis une autre, et une autre encore, jouait sur du velours. Dès les premières images de La Chute de l'Empire romain, en soixante-dix millimètres, ultra-panavision et technicolor, elle prouvait qu'il fallait plus d'un rien pour l'habiller. Montant à sa tour, au plus haut des remparts d'une citadelle enneigée, la fille chérie et aimée de l'empereur de Rome multipliait les effets forcenés de toilettes et en sortait de toutes les couleurs. En pleine tempête hivernale, au coin le plus reculé des frontières de l'Empire, alors que les flocons (de coton) tourbillonnaient alentour, Mademoiselle Sophia Loren (dont le nom trônait en solitaire sur le premier carton du générique) apparaissait telle une fée. Elle portait une longue robe d'épaisse laine noire, mi-cape du soir, mi-peignoir matinal, entièrement bordée d'une bande de fourrure blanche autour du capuchon lui couvrant la tête et le long des pans cachant ses formes. Elle retrouvait à proximité des flammes d'un brasero le général en chef des forces romaines, musclé, blond et frisé, qui ne cachait pas l'envie folle qui était la sienne de la prendre dans ses bras et de lui bécoter le creux du cou. Elle rosissait du bout des oreilles, plongeait le nez dans un bouquet d'edelweiss et révélait au dénommé Livius qu'elle ne le haïssait point. Du coup, le monde pouvait bien s'écrouler, plus rien d'autre n'existait. Et commençait alors la longue «chute de l'Empire romain» en pleine dégringolade pendant trois bonnes heures. Au programme : bagarres, batailles, tortures, tromperies, coucheries, combats.

«La folie du monde, le déclin de l'harmonie et la mort de l'esprit»
Dans un décor grandiose à l'extrême, le forum reconstitué comme jamais aucun décor antique ne le fut - sa construction n'avait pas nécessité moins de sept mois de travail, sur un terrain de près de vingt-deux mille mètres carrés, au lieu-dit Las Matas, près de Madrid -, le producteur Samuel Bronston, après Le Cid et Les 55 Jours de Pékin réalisés les années précédentes, avait mis en chantier un film annoncé comme l'un des plus impressionnants de l'histoire du cinéma. Et il tournait, dans les studios qu'il possédait sur le territoire espagnol, cette histoire des derniers jours de la ville Éternelle qui lui coûtait seize millions de dollars, soit huit milliards d'anciens francs de l'époque.
Le désir initial de Bronston avait été de se lancer dans cette superproduction immédiatement après la sortie du Cid. Les décors du film mis en scène, aux mêmes endroits, par Anthony Mann, avaient été conservés, les palais mauresques transformés en temples romains et les armures moyenâgeuses modifiées en cuirasses de légionnaires : l'affaire paraissait couler de source et s'annonçait profitable. Mais il y avait eu un gros couac.
Sur sa lancée de financier comblé, Bronston avait voulu démarrer le projet en proposant le rôle du général en chef des légions romaines (fortes de six mille figurants prêtés par le ministère des Armées de la péninsule ibérique) à son acteur favori Charlton Heston. Ce dernier, en désaccord avec le scénario, avait demandé à plusieurs reprises sa réécriture avant de finir par en refuser la dernière mouture. Bronston était reparti à la charge. Rien n'y avait fait. Bronston avait insisté. Heston n'avait rien voulu entendre : en fait, c'était la période romaine plus que la trame du récit qui ne l'avait pas emballé. Il avait fallu trouver une autre histoire, tous deux ne voyant aucune objection à l'idée de refaire un film ensemble. Pour les beaux yeux de celui qui avait été un flamboyant Ben Hur, Bronston avait donc tourné, en lieu et place, avec Heston, Les 55 Jours de Pékin. Puis il avait ressorti de ses tiroirs le script, intelligent et bien écrit bien qu'assez bavard, de La Chute de l'Empire romain pour le lui reproposer. Guère reconnaissante, la star avait persisté dans son refus de figurer en vedette dans cette fresque racontant la décadence de Rome. Renonçant enfin à Charlton, le producteur signa, pour le remplacer, un contrat à l'acteur irlandais Stephen Boyd, alors âgé de trente-cinq ans (Heston en avait quatre de plus).

Bronston, qui tenait à son film, avait réuni ses fonds, bouclé son budget, lancé l'affaire et engagé Anthony Mann comme réalisateur. Lors de la conférence de presse initiale, il avait annoncé qu'il voulait montrer «la folie du monde, le déclin de l'harmonie et la mort de l'esprit» et expliquer ce qui avait provoqué la chute de l'Empire, «l'inceste, l'achat des soldats et l'interdiction faite au peuple de parler par l'intermédiaire du Sénat».

Ben Barzman et Philip Yordan, déjà auteurs du Cid, avaient peaufiné, en collaboration avec Basilio Franchina, une histoire à très grand spectacle liée à la décadence de la Rome des empereurs. On y voit qu'affolé à l'idée de se faire déposséder de son héritage familial et de la couronne de lauriers impériale, Commode, le fils du souverain en titre, fait assassiner son père Marc Aurèle et s'empare du pouvoir. Commode condamne ensuite à l'exil sa sœur Lucilla ainsi que l'homme qu'elle aime, le général Livius (un épisode historique qui fournira plus tard la trame du film Gladiator). Les années passant, Commode provoque, par ses actes les plus fous, la révolte de plusieurs provinces. Ayant maté la rébellion, Livius rentre en grâce et revient à Rome où l'empereur se révèle de plus en plus détraqué, au point que Livius décide de le renverser. Arrêté et condamné au bûcher, il affronte Commode en combat singulier et le tue, avant de partir au loin avec Lucilla, tandis que des sénateurs font monter des enchères abracadabrantes pour acheter, à prix d'or, le trône.

En voulant raconter ainsi cette chronique sortie des temps anciens, les scénaristes se firent immédiatement reprocher de prendre d'amples libertés avec la vérité historique. Contrairement à ce que montre le film, Marc Aurèle, n'importe quel élève de classe terminale le sait, n'est pas mort victime d'un poison mais de la peste. Son fils Commode, effectivement détraqué, fut assassiné par des comploteurs lors d'une révolution de palais, et non pas perforé par un glaive à l'issue d'un duel, deux cents ans avant l'écroulement de l'Empire romain, qui survint seulement en 430 après J.-C. Lucilla était une vraie garce doublée d'une nymphomane. Et la théorie selon laquelle la cause de la chute de Rome remonte à la mort de Marc Aurèle, le dernier empereur digne de cette appellation, n'est reconnue par aucun historien. Mais qu'importe !

Anthony Mann s'adjoint, ainsi qu'il l'avait déjà fait dans Le Cid, Yakima Canutt, grand ami de Charlton et responsable de la course de chars de Ben Hur, comme chef réalisateur de la seconde équipe pour toutes les scènes de combats. Désireux d'apposer sa marque de fabrique au film et aussi d'esquisser un clin d'œil à l'intention des amateurs du genre spectaculaire, Canutt organisa une autre superbe course de chars entre Stephen Boyd (le Messala de Ben Hur) conduisant un attelage de deux chevaux blancs et Christopher Plummer (qui allait, l'année suivante, traverser en vedette La Mélodie du bonheur) conduisant un attelage de deux chevaux bruns, lors d'une galopade échevelée dans la forêt germanique, esquivant les obstacles, frôlant les précipices, sautant les troncs coupés jonchant le chemin. Les conducteurs la démarrent sur un coup de fouet du méchant en pleine tronche du bon, après que tous deux se sont débarrassés de leurs gros manteaux garnis d'une collerette de renard argenté. Et le morceau de bravoure sur fond de citadelle de Vindobona vaut son pesant de suspense. Afin de donner une apparence de véracité à la famille impériale (Alec Guinness qui joue Marc Aurèle était britannique et Christopher Plummer, qui incarne Commode, canadien) et de s'assurer le marché transalpin, Bronston voulut une actrice italienne pour incarner la princesse. Ainsi qu'il l'avait fait dans Le Cid, il engagea à nouveau Sophia Loren, toujours épouse de son associé Carlo Ponti, ce qui arrangeait bien les choses, pour tenir le rôle de Lucilla. L'actrice, star incontestée en son pays et aussi à Hollywood, ne se fit, cette fois-ci, pas prier plus qu'il ne le fallait et, à peine terminé le tournage des Séquestrés d'Altona sous la direction de son très grand ami Vittorio De Sica (qui se serait d'ailleurs bien vu en Marc Aurèle), elle revint, toutes affaires cessantes, avec ses malles et ses cartons à chapeaux de paille, à Madrid.

Une tempête de neige sur la sierra castillane
À la demande de Sophia, la production avait fait confectionner à ses sculpturales mensurations une garde-robe d'impératrice, ce qui est bien le cas de l'écrire. À chacune de ses apparitions, la star sortait de sa garde-robe une tenue dont on se demandait bien comment elle avait pu arriver là, au fin fond des provinces teutonnes, à croire qu'une caravane entière de chars bourrés de vêtures à en craquer avait transporté depuis Rome tout le contenu des penderies de l'élégante princesse.
Lors du premier quart d'heure d'un film qui dure cent quatre-vingts minutes, Sophia, maquillée avec un fond de teint couleur de brique, les paupières étirées par le mascara en œil de biche, les lèvres peinturlurées de rouge framboise et les cheveux torsadés en tous sens, vingt-neuf ans aux pommes, parade comme sur un podium. Elle fait la belle en arborant non seulement son long manteau de laine sombre rehaussé de fourrure blanche mais encore une robe-toge lui couvrant également le crâne qu'elle décline en différents coloris, jaune, prune, rouge, ivoire, noir, et aussi noir avec incrustations d'éclats de diamants.
Et le défilé continue, cousu de fil blanc, au long des autres quarts d'heure de cette fresque nullement consacrée aux très riches heures de la couture antique comme d'aucuns pourraient être amenés à le croire. Ce carrousel de toilettes n'est pas un carrousel de sentiments. Tout entière à sa foi donnée, Lucilla se déclare d'emblée la femme d'un seul homme et, trois heures durant, elle n'a de tendres regards que pour son Livius qu'elle suit partout, des brumes de l'exil jusqu'aux flammes du bûcher.

Sur ses talons, s'agite un petit monde cosmopolite. L'Anglais James Mason, qui joue le philosophe grec, les Américains John Ireland, qui est le chef goth lui brûlant la main avec une torchère, et Mel Ferrer, qui, aveugle, coupe avec un couteau empoisonné la pomme dont il donne la moitié à l'empereur.

Cet hiver-là se révéla glacé et, pour une fois, la première depuis longtemps et la dernière avant longtemps, une tempête de neige s'abattit sur la sierra castillane, ce qui conféra une crédibilité rêvée aux scènes de batailles censées se dérouler aux confins des royaumes barbares.
Les flocons dégringolaient dru sur les légions. Puis s'arrêtaient soudainement. Le tournage se déroula sous un climat variable, ce qui explique que, d'un mouvement de cohorte à l'autre, le ciel passe du gris souris au bleu outremer. Et que, d'un plan à un autre, les personnages paraissent, tour à tour, pris dans des frimas frigorifiants ou un coquet rayon de soleil. La caméra les montra arpentant un décor fabuleux du forum de Rome, que Mann avait voulu édifier sous trois angles.

Mais mille fois hélas ! le royaume édifié par Samuel Bronston au cœur de l'Espagne pour mieux régenter les coproductions européennes ne dura que quelques saisons. Présentée en première mondiale lors du Festival de Cannes de 1964 et éreintée par la critique (la quasi-totalité des papiers publiés se montrèrent narquois), La Chute de l'Empire romain ne connut pas le succès escompté. Bronston perdit beaucoup d'argent dans l'affaire, ferma ses studios, que, mégalomane en diable, il refusait de louer. Et se déclara en faillite.

Omar Sharif, qui joue le roi Sohamus d'Arménie, lequel épouse Lucilla, porte pour la cérémonie des fiançailles avec Sophia une vaste tunique constellée de pierreries, ample comme une gandoura. La tenue ne suscite guère la jalousie de Lucilla qui continue à afficher des ensembles griffés dont plusieurs en tissu léopard à rendre jaloux n'importe quel créateur de haute couture. Elle ne lui attire pas l'œil. La Loren, qui en a vu d'autres, s'en moque comme de son premier chemisier. La tunique ne fait que rappeler de plaisants souvenirs aux spectateurs passionnés de cinéma épique.
La gandoura d'Omar n'est, en effet, pas autre chose que la robe d'infante d'Espagne que portait Geneviève Page dans Le Cid, retaillée aux mesures du célèbre acteur d'origine égyptienne, ressortie des placards à naphtaline et réutilisée par le magasin des costumes. C'est Sharif lui-même qui le raconte. Même en pleine dégringolade, l'Empire romain revu et revisité par Sophia et ses petits camarades savait, dans tous les sens du terme, ménager ses effets.

Henry-Jean SERVAT,
Secrets de tournages, Le Pré aux Clercs, 2001
(reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur)

 
secrets de tournage - henry-jean servat
Suite…

NOTES :

(1) Il ne s'agit pas d'un énième incendie dévastant Rome, mais du bûcher où Commode a fait périr ses prisonniers barbares, ultime holocauste ! (N.d.M.E.). - Retour texte

(2) Article réédité dans «Cannes : 40 ans de Festival à travers Le Monde» - Le Monde, numéro spécial, mai 1987, p. 20. - Retour texte

(3) Source non identifiée (Paris), 5 août 1981. - Retour texte

(4) Ce massacre a cependant bien eu lieu, mais en 173, à Ravenne - et sous le règne du «bon» Marc Aurèle ! (N.d.M.E.). - Retour texte

(5) «Film ennuyeux... difficilement supportable (je recommande aux amateurs les monologues auréliens de la première partie et les divagations hollywoodo-démentielles des bobines réservées à Commode)», notera C.C. dans La saison cinématographique 1964, pp. 59-60. - Retour texte

(6) Claude AZIZA, «Trois siècles d'histoire en 150 minutes», Centre d'action culturelle Pablo Neruda (Corbeil-Essonnes), 6 octobre 1984. - Retour texte