|
|
|
De La Chute de l'Empire romain
à Gladiator
Page 11/16
|
|
|
|
|
|
|
11.10.
Critiques
«... La mémoire
retient seuls les ridicules et les déformations de
la petite histoire illustrée. Il y avait là,
bien sûr, matière à sourire ou à
rire, mais tels n'étaient pas, semble-t-il, le but
et l'ambition du tout-puissant producteur (...).
(Il) n'a pu éviter la mièvrerie des duos
d'amour, la platitude, l'absurdité des scènes
dites psychologiques et des propos d'ordre politique ou même
- hélas ! - philosophiques. Sachant cela, et une fois
admises les invraisemblances et les incohérences de
cette tragi-comédie, certains détails ont leur
prix. En effet, rien d'impossible ici, où
l'on entend les sénateurs s'interpeller du nom de «Fellow
Roman» et où l'on assiste à
la mise aux enchères du trône de Rome avant que
la cité disparaisse sous la fumée et les flammes
d'un spectaculaire incendie (1)...» |
Y.B., Le Monde, 30 avril 1964
(2)
|
|
«Si Marc Aurèle
ne s'était découvert une fille, c'était
bien une heure de gagnée; si Canutt s'était
mis en grève, on faisait aussi l'économie d'une
bonne demi-heure de batailles; si le Sénat romain n'avait
voulu jouer celui de Washington, encore deux ou trois quarts
d'heure; bref, resterait un assez honnête moyen métrage,
agréablement dépourvu de martyrs chrétiens.
Bronston régnante, on nous impose l'ersatz et la Loren
: plus dure sera la culbute.» |
Les cahiers du cinéma, n° 156, juin 1964, p. 64
|
|
«La thèse est
honnête, le récit estimable, et l'on s'ennuie...
Avouons-le, ces superproductions, dites historiques, deviennent
un peu lassantes - c'est toujours le même spectacle...» |
Louis CHAUVET, Le Figaro
|
|
«Au fond, ce qu'on
demande à un film comme La chute de l'Empire
romain, c'est de nous rendre fidèlement une page
d'histoire, mais d'être d'abord un bon spectacle.
Dans la mesure où il s'est pris au sérieux,
Anthony Mann a inutilement alourdi sa mise en scène,
sans que l'on sache au bout de ces trois heures ce qui a
vraiment mené Rome à sa perte. (...) C'est
colossal, somptueux, mais désespérément
plat, neutre.» |
Henri CHAPIER, Combat
|
|
«Je me plais à
reconnaître que cette superproduction m'a paru infiniment
plus subtile ou si vous le préférez, moins enfantine
que les derniers envois hollywoodiens à gros budget.» |
Stève PASSEUR, L'Aurore
|
|
«La mise en scène
impeccable, sans faille est bien digne du vieux routier hollywoodien.
L'interprétation est remarquable, les décors
sont somptueux et pourtant quelque chose nous gêne...»
|
Samuel LACHIZE, L'Humanité
|
|
«Ce film est trop long
mais ne manque pas de belles scènes. Mais toutes ces
séquences sont éparses dans une projection qui
se meut fort lentement.» |
L. NUCERA, Le Patriote
|
|
«Il a fallu trois heures
de projection à Anthony Mann pour évoquer la
mort de Marc Aurèle, les amours contrariées
de sa fille Lucilla, la longue rivalité entre Commode
le débauché et Livius le Chevalier-sans-peur-et-sans-reproche.
Ce film n'a qu'un seul mérite, celui de nous révéler
un grand comédien : Christopher Plummer.» |
Mario BRUN, Nice-Matin
|
|
A l'occasion
de la ressortie 1981 |
«Sous le ciel lumineux
des sierras castillanes (Anthony Mann a déployé)
d'impressionnants décors, des théories de
figurants, de chevaux, de chars étincelants, d'armures
qui reluisent dans la poussière des batailles ou des
rassemblements sur le Forum. Ce luxe formidable nous écrase
et nous ravit, pour peu que nous ayons l'esprit badaud et
préférions à un érudit nous expliquant
la place du symbole dans le roman courtois la retransmission
du mariage du prince Charles d'Angleterre. (...) Sophia
Loren en Lucilla, la fille de l'empereur... il faut la voir
battre des cils près de l'autel des dieux, face à
Stephen Boyd, en belle Romaine max-factorisée de frais,
et, à vrai dire, il faudrait pour apprécier
pleinement le spectacle se boucher les oreilles. Car malgré
la bouche hyperpulpeuse et luisante de vernis de Sophia Loren;
malgré Stephen Boyd et James Mason qui mettent, si
j'ose dire, le paquet; malgré le ruissellement bigarré
qui coule de l'écran jusqu'à nos yeux, il faut
avouer que tant et tant d'inepties, de poncifs et de banalités,
dites avec un sérieux minéral, nuisent au grand
projet d'Anthony Mann qui tentait de nous montrer pourquoi
l'Empire romain s'est écroulé. L'auteur de tant
de westerns semble avoir vu en cette chute de Rome un épisode
haut en couleur de la conquête de l'Ouest, aussi arrive-t-il
à la fille de César de s'exprimer un peu comme
celle du commandant du fort, et à Livius et Commode
de s'écharper comme des cow-boys se disputant un troupeau
de vaches.» |
E.S.-A. (3)
|
|
«Certes
l'historien ne trouvera rien à redire au début
de La chute de l'Empire romain. Tout au plus s'étonnera-t-il
de l'importance donnée au rôle de Lucilla et,
surtout, de la présence du personnage inventé
de Livius (...). Mais la suite démentira cette
impression de vérité. Sans doute Commode fut-il
cruel et débauché, c'était la règle
sur le trône impérial et à peine souffrit-elle
quelques exceptions. Mais le massacre des barbares romanisés
dont il est, ici, l'instigateur relève plus d'une convention
chère au péplum (il faut des scènes de
cruauté et de torture) que de l'authenticité
historique (4).
(...)
La chute de l'Empire romain n'en demeure pas moins un beau
film, fort spectaculaire, intéressant surtout par ce
que la critique a boudé : la lenteur de l'action, la
longueur des dialogues (5),
ce temps suspendu qui marque si bien les fins de règne.» |
Claude AZIZA (6)
|
|
|
11.11.
Analyse
De la Chute de l'Empire romain à la chute de l'«empire
américain»
(Nadine Siarri)
Le prologue de ce film, écrit par l'historien Will Durant,
conseiller historique d'Anthony Mann, met en relief les deux grands
pôles qui ont retenu l'attention des réalisateurs
de films traitant, de façon d'ailleurs plus ou moins libre,
de l'histoire de Rome : «Deux des plus grands problèmes
de l'Histoire sont de rendre compte de son ascension et de rendre
compte de sa décadence.
C'est en fait surtout cette décadence de Rome qui a été
portée à l'écran, à des fins en bonne
partie spectaculaires : décadence des valeurs morales,
qui permet d'orchestrer les fameuses orgies romaines à
grand renfort de danses lascives, ainsi que les combats dans l'arène;
péril militaire, qui donne lieu à des scènes
d'affrontement sur le champ de bataille avec les hordes barbares.
Mais cette prédilection tient aussi compte de l'état
d'esprit du spectateur contemporain, qui, confortablement installé,
voit s'écrouler un monde délicieusement décadent
et s'en élever un autre, dont on l'invite à se considérer
comme l'héritier direct : celui de la Rome chrétienne.
La chute de l'Empire romain se doit donc de tenir compte
de ces données accréditées par les péplums
qui fleurissent depuis un demi-siècle en Italie et aux
Etats-Unis. On se trouve à un moment de crise de l'Empire,
sous l'emprise d'un empereur fou, Commode, qui prend sa
place dans la galerie de monstres chers au péplum à
côté de Néron (Peter Ustinov dans Quo Vadis
!); il s'opposera donc à un héros, valeureux
officier, Livius, paré de toutes les vertus morales
et guerrières : leur affrontement est d'ailleurs préfiguré
par une course de chars qui est un des clichés favoris
du péplum (déjà présente dans les
premières versions de Ben Hur, en attendant la célébrissime
mise en scène de William Wyler en 1960).
Autre élément obligé : l'intrigue amoureuse,
entre Livius et Lucilla, la fille de Marc Aurèle, qu'il
sauvera d'ailleurs de la mort à la fin du film, où
elle est vouée au bûcher; l'incendie spectaculaire
se place également dans la lignée des «clous»
obligés du péplum (que l'on se rappelle celui qui
embrase Rome dans les différents Quo Vadis).
N'oublions pas non plus les scènes de combats
: combats singuliers dans les arènes où l'empereur
fou (qui est d'ailleurs en fait le fils de son entraîneur,
le gladiateur Verulus) aime à s'exhiber; combats contre
les Barbares, puisque le film est nettement structuré en
deux parties : la première se déroulant sur la frontière
du Danube, avec le camp fortifié romain, dernière
avancée de l'empire au milieu des forêts hostiles,
et la deuxième à Rome, les deux étant séparées
de quelques années (avec les remarquables reconstitutions
du limes et du forum romain).
Et enfin, comme toujours dans les péplums, les Romains
sont confrontés à des non-Romains dont ils reçoivent
des leçons : les Barbares (ici le peuple de Ballomar,
dont la cruauté dissimule des murs pures et une grande
générosité), mais aussi les esclaves d'origine
étrangère et les chrétiens, représentés
comme c'est souvent le cas par un seul et même personnage,
l'affranchi grec Timonidès (auquel James Mason, déjà
rencontré dans le Jules César de Mankiewicz
dans le rôle de Brutus, prête ses traits).
***
Mais La Chute de l'Empire romain, tout en s'intégrant
dans un genre dont elle respecte les conventions, affirme son
originalité à travers d'autres aspects. Cette originalité
explique d'ailleurs en partie son relatif insuccès commercial.
En effet, ce péplum, contrairement à ceux qui ont
été tournés à Hollywood dans les années
précédentes (comme le Signe de la Croix de
Cecil B. DeMille, en 1932, pour ne citer que celui-là),
essaie de montrer que le christianisme n'est pas le seul facteur
susceptible de rassembler les hommes par un message de liberté
et d'harmonie.
***
Ainsi, avant la deuxième partie du film qui livre Rome
à la folie dévastatrice de Commode, plus conforme
à ce que l'on attend d'un péplum, la première
partie du film se centre sur un empereur dont c'est la seule illustration
à l'écran, justement parce que c'est un «bon»
empereur et que les conventions du genre associent plutôt
le pouvoir à l'injustice et à la folie, de façon
à persécuter le héros pendant tout un film.
Le film donne donc la vedette à Marc Aurèle et à
son rêve d'unité : témoin l'ample discours
qu'il adresse à tous les chefs venus des quatre coins de
l'Empire :
«Vous êtes issus de races différentes, vos
murs et vos coutumes ne se ressemblent guère, vous
avez chacun vos langages et vos chants, vous n'adorez pas
les mêmes dieux et pourtant, comme les branches épaisses
d'un chêne majestueux, vous êtes tous les ramifications
d'un même tronc puissant et tutélaire, Rome... Quel
que soit votre pays, quelle que soit la couleur de votre peau,
la paix une fois rétablie vous conférera à
tous, à tous, les droits suprêmes qui sont ceux des
citoyens romains. Plus de provinces, plus de colonies, rien que
Rome. Rome sera partout une famille de peuples égaux, tel
doit être l'avenir.»
***
On voit donc ici que le thème de l'unité ne doit
rien à une quelconque religion, comme dans les péplums
où c'est le christianisme qui est chargé d'assurer
la paix et la compréhension entre les hommes. Le thème
du christianisme est extrêmement discret : on se rend compte
au moment de la mort de Timonidès, au médaillon
qu'il porte, qu'il est chrétien, mais sa foi n'a rien de
militant, il n'est qu'un homme parmi ceux qui ont compris que
l'Empire romain était l'affaire de tous, comme l'affirmait
Marc Aurèle.
***
Dans la deuxième partie du film, le successeur que Marc
Aurèle aurait souhaité, Livius, et l'affranchi Timonidès
vont reprendre le message de l'empereur, et essayer d'en convaincre
les Barbares et, ce qui sera encore plus difficile, les sénateurs
romains. On assiste à une scène peu courante dans
les péplums, dont la recherche du spectaculaire ne favorise
pas les amples débats d'idées : les sénateurs
s'affrontent autour de la politique à tenir envers les
provinces. Malheureusement, ceux qui pensent qu'un empire
commence à mourir quand ses habitants ne croient plus en
lui sont vaincus par ceux qui voient dans les provinces des greniers
destinés à alimenter le bon plaisir de Rome. A la
fin du film, les barbares de Balomar, trahis par Rome, meurent
en appelant sur elle la malédiction de Wotan, les provinces
orientales affamées par Commode se révoltent.
C'en est fait du rêve de paix de Marc Aurèle, de
Livius, et de tous les hommes de bonne volonté, Romains
ou non, empereurs ou anciens esclaves. «Les barbares
ne seraient jamais venus à bout de Rome, si Rome ne s'était
d'abord trahie elle-même», si elle n'avait trahi
cette Pax Romana à laquelle tendaient les meilleurs
de ses représentants. Ce ton pessimiste est d'ailleurs
en liaison directe avec les interrogations que pouvaient se poser
les Américains des années '60 sur le destin de l'impérialisme
de leur pays.
***
Le sérieux du propos va de pair avec
le soin que mettent les scénaristes à ne pas violer
ouvertement et de façon désinvolte l'Histoire, à
modifier uniquement ce qui n'a pas reçu de preuve formelle
: ainsi, lorsque le film fait mourir Marc Aurèle empoisonné,
le mode d'empoisonnement est bien choisi comme étant indétectable,
et ne va pas à l'encontre de la maladie à laquelle
on attribue la mort de Marc Aurèle. De même, comme
le Livius du scénario, faute de preuves, ne peut succéder
à Marc Aurèle ainsi que celui-ci l'aurait souhaité,
et que d'ailleurs il ne revendique pas cet honneur, l'invention
des scénaristes n'empêche pas Commode de monter sur
le trône. Quant à la mort spectaculaire de celui-ci
dans un combat singulier contre son rival, elle sacrifie effectivement
à la volonté spectaculaire mais elle reste en accord
avec ce que l'on sait du caractère de Commode : elle permet
également au conflit entre les deux hommes dont l'antagonisme
résume le film, conflit annoncé lui aussi de façon
spectaculaire par la course de chars, de se résoudre. |
Nadine SIARRI, A.R.T.E.L.A., mars 1995
|
|
11.12.
Sur le tournage
(Henry-Jean Servat)
La Très Jolie Poupée, assurément une grande
patricienne de haute stature, charnelle et pulpeuse en diable,
avec son teint de pêche et ses lèvres de groseille,
n'hésitait pas, pour sa toute première apparition
à l'écran dans cette uvre «mammouthéenne»
en costumes antiques, à se mettre sur son trente et un.
D'évidence, la demoiselle, sortant une tenue de gala, puis
une autre, et une autre encore, jouait sur du velours. Dès
les premières images de La Chute de l'Empire romain,
en soixante-dix millimètres, ultra-panavision et technicolor,
elle prouvait qu'il fallait plus d'un rien pour l'habiller. Montant
à sa tour, au plus haut des remparts d'une citadelle enneigée,
la fille chérie et aimée de l'empereur de Rome multipliait
les effets forcenés de toilettes et en sortait de toutes
les couleurs. En pleine tempête hivernale, au coin le plus
reculé des frontières de l'Empire, alors que les
flocons (de coton) tourbillonnaient alentour, Mademoiselle Sophia
Loren (dont le nom trônait en solitaire sur le premier carton
du générique) apparaissait telle une fée.
Elle portait une longue robe d'épaisse laine noire, mi-cape
du soir, mi-peignoir matinal, entièrement bordée
d'une bande de fourrure blanche autour du capuchon lui couvrant
la tête et le long des pans cachant ses formes. Elle retrouvait
à proximité des flammes d'un brasero le général
en chef des forces romaines, musclé, blond et frisé,
qui ne cachait pas l'envie folle qui était la sienne de
la prendre dans ses bras et de lui bécoter le creux du
cou. Elle rosissait du bout des oreilles, plongeait le nez dans
un bouquet d'edelweiss et révélait au dénommé
Livius qu'elle ne le haïssait point. Du coup, le monde pouvait
bien s'écrouler, plus rien d'autre n'existait. Et commençait
alors la longue «chute de l'Empire romain» en pleine
dégringolade pendant trois bonnes heures. Au programme
: bagarres, batailles, tortures, tromperies, coucheries, combats.
«La folie du monde, le déclin
de l'harmonie et la mort de l'esprit»
Dans un décor grandiose à l'extrême, le forum
reconstitué comme jamais aucun décor antique ne
le fut - sa construction n'avait pas nécessité moins
de sept mois de travail, sur un terrain de près de vingt-deux
mille mètres carrés, au lieu-dit Las Matas, près
de Madrid -, le producteur Samuel Bronston, après Le
Cid et Les 55 Jours de Pékin réalisés
les années précédentes, avait mis en chantier
un film annoncé comme l'un des plus impressionnants de
l'histoire du cinéma. Et il tournait, dans les studios
qu'il possédait sur le territoire espagnol, cette histoire
des derniers jours de la ville Éternelle qui lui coûtait
seize millions de dollars, soit huit milliards d'anciens francs
de l'époque.
Le désir initial de Bronston avait été de
se lancer dans cette superproduction immédiatement après
la sortie du Cid. Les décors du film mis en scène,
aux mêmes endroits, par Anthony Mann, avaient été
conservés, les palais mauresques transformés en
temples romains et les armures moyenâgeuses modifiées
en cuirasses de légionnaires : l'affaire paraissait couler
de source et s'annonçait profitable. Mais il y avait eu
un gros couac.
Sur sa lancée de financier comblé, Bronston avait
voulu démarrer le projet en proposant le rôle du
général en chef des légions romaines (fortes
de six mille figurants prêtés par le ministère
des Armées de la péninsule ibérique) à
son acteur favori Charlton Heston. Ce dernier, en désaccord
avec le scénario, avait demandé à plusieurs
reprises sa réécriture avant de finir par en refuser
la dernière mouture. Bronston était reparti à
la charge. Rien n'y avait fait. Bronston avait insisté.
Heston n'avait rien voulu entendre : en fait, c'était la
période romaine plus que la trame du récit qui ne
l'avait pas emballé. Il avait fallu trouver une autre histoire,
tous deux ne voyant aucune objection à l'idée de
refaire un film ensemble. Pour les beaux yeux de celui qui avait
été un flamboyant Ben Hur, Bronston avait
donc tourné, en lieu et place, avec Heston, Les 55 Jours
de Pékin. Puis il avait ressorti de ses tiroirs le
script, intelligent et bien écrit bien qu'assez bavard,
de La Chute de l'Empire romain pour le lui reproposer.
Guère reconnaissante, la star avait persisté dans
son refus de figurer en vedette dans cette fresque racontant la
décadence de Rome. Renonçant enfin à Charlton,
le producteur signa, pour le remplacer, un contrat à l'acteur
irlandais Stephen Boyd, alors âgé de trente-cinq
ans (Heston en avait quatre de plus).
Bronston, qui tenait à son film, avait réuni ses
fonds, bouclé son budget, lancé l'affaire et engagé
Anthony Mann comme réalisateur. Lors de la conférence
de presse initiale, il avait annoncé qu'il voulait montrer
«la folie du monde, le déclin de l'harmonie et
la mort de l'esprit» et expliquer ce qui avait provoqué
la chute de l'Empire, «l'inceste, l'achat des soldats
et l'interdiction faite au peuple de parler par l'intermédiaire
du Sénat».
Ben Barzman et Philip Yordan, déjà auteurs du
Cid, avaient peaufiné, en collaboration avec Basilio
Franchina, une histoire à très grand spectacle liée
à la décadence de la Rome des empereurs. On y voit
qu'affolé à l'idée de se faire déposséder
de son héritage familial et de la couronne de lauriers
impériale, Commode, le fils du souverain en titre, fait
assassiner son père Marc Aurèle et s'empare du pouvoir.
Commode condamne ensuite à l'exil sa sur Lucilla
ainsi que l'homme qu'elle aime, le général Livius
(un épisode historique qui fournira plus tard la trame
du film Gladiator). Les années passant, Commode
provoque, par ses actes les plus fous, la révolte de plusieurs
provinces. Ayant maté la rébellion, Livius rentre
en grâce et revient à Rome où l'empereur se
révèle de plus en plus détraqué, au
point que Livius décide de le renverser. Arrêté
et condamné au bûcher, il affronte Commode en combat
singulier et le tue, avant de partir au loin avec Lucilla, tandis
que des sénateurs font monter des enchères abracadabrantes
pour acheter, à prix d'or, le trône.
En voulant raconter ainsi cette chronique sortie des temps anciens,
les scénaristes se firent immédiatement reprocher
de prendre d'amples libertés avec la vérité
historique. Contrairement à ce que montre le film, Marc
Aurèle, n'importe quel élève de classe terminale
le sait, n'est pas mort victime d'un poison mais de la peste.
Son fils Commode, effectivement détraqué, fut assassiné
par des comploteurs lors d'une révolution de palais, et
non pas perforé par un glaive à l'issue d'un duel,
deux cents ans avant l'écroulement de l'Empire romain,
qui survint seulement en 430 après J.-C. Lucilla était
une vraie garce doublée d'une nymphomane. Et la théorie
selon laquelle la cause de la chute de Rome remonte à la
mort de Marc Aurèle, le dernier empereur digne de cette
appellation, n'est reconnue par aucun historien. Mais qu'importe
!
Anthony Mann s'adjoint, ainsi qu'il l'avait déjà
fait dans Le Cid, Yakima Canutt, grand ami de Charlton
et responsable de la course de chars de Ben Hur, comme
chef réalisateur de la seconde équipe pour toutes
les scènes de combats. Désireux d'apposer sa marque
de fabrique au film et aussi d'esquisser un clin d'il à
l'intention des amateurs du genre spectaculaire, Canutt organisa
une autre superbe course de chars entre Stephen Boyd (le Messala
de Ben Hur) conduisant un attelage de deux chevaux blancs
et Christopher Plummer (qui allait, l'année suivante, traverser
en vedette La Mélodie du bonheur) conduisant un
attelage de deux chevaux bruns, lors d'une galopade échevelée
dans la forêt germanique, esquivant les obstacles, frôlant
les précipices, sautant les troncs coupés jonchant
le chemin. Les conducteurs la démarrent sur un coup de
fouet du méchant en pleine tronche du bon, après
que tous deux se sont débarrassés de leurs gros
manteaux garnis d'une collerette de renard argenté. Et
le morceau de bravoure sur fond de citadelle de Vindobona vaut
son pesant de suspense. Afin de donner une apparence de véracité
à la famille impériale (Alec Guinness qui joue Marc
Aurèle était britannique et Christopher Plummer,
qui incarne Commode, canadien) et de s'assurer le marché
transalpin, Bronston voulut une actrice italienne pour incarner
la princesse. Ainsi qu'il l'avait fait dans Le Cid, il
engagea à nouveau Sophia Loren, toujours épouse
de son associé Carlo Ponti, ce qui arrangeait bien les
choses, pour tenir le rôle de Lucilla. L'actrice, star incontestée
en son pays et aussi à Hollywood, ne se fit, cette fois-ci,
pas prier plus qu'il ne le fallait et, à peine terminé
le tournage des Séquestrés d'Altona sous
la direction de son très grand ami Vittorio De Sica (qui
se serait d'ailleurs bien vu en Marc Aurèle), elle revint,
toutes affaires cessantes, avec ses malles et ses cartons à
chapeaux de paille, à Madrid.
Une tempête de neige sur la sierra
castillane
À la demande de Sophia, la production avait fait confectionner
à ses sculpturales mensurations une garde-robe d'impératrice,
ce qui est bien le cas de l'écrire. À chacune de
ses apparitions, la star sortait de sa garde-robe une tenue dont
on se demandait bien comment elle avait pu arriver là,
au fin fond des provinces teutonnes, à croire qu'une caravane
entière de chars bourrés de vêtures à
en craquer avait transporté depuis Rome tout le contenu
des penderies de l'élégante princesse.
Lors du premier quart d'heure d'un film qui dure cent quatre-vingts
minutes, Sophia, maquillée avec un fond de teint couleur
de brique, les paupières étirées par le mascara
en il de biche, les lèvres peinturlurées de
rouge framboise et les cheveux torsadés en tous sens, vingt-neuf
ans aux pommes, parade comme sur un podium. Elle fait la belle
en arborant non seulement son long manteau de laine sombre rehaussé
de fourrure blanche mais encore une robe-toge lui couvrant également
le crâne qu'elle décline en différents coloris,
jaune, prune, rouge, ivoire, noir, et aussi noir avec incrustations
d'éclats de diamants.
Et le défilé continue, cousu de fil blanc, au long
des autres quarts d'heure de cette fresque nullement consacrée
aux très riches heures de la couture antique comme d'aucuns
pourraient être amenés à le croire. Ce carrousel
de toilettes n'est pas un carrousel de sentiments. Tout entière
à sa foi donnée, Lucilla se déclare d'emblée
la femme d'un seul homme et, trois heures durant, elle n'a de
tendres regards que pour son Livius qu'elle suit partout, des
brumes de l'exil jusqu'aux flammes du bûcher.
Sur ses talons, s'agite un petit monde cosmopolite. L'Anglais
James Mason, qui joue le philosophe grec, les Américains
John Ireland, qui est le chef goth lui brûlant la main avec
une torchère, et Mel Ferrer, qui, aveugle, coupe avec un
couteau empoisonné la pomme dont il donne la moitié
à l'empereur.
Cet hiver-là se révéla glacé et,
pour une fois, la première depuis longtemps et la dernière
avant longtemps, une tempête de neige s'abattit sur la sierra
castillane, ce qui conféra une crédibilité
rêvée aux scènes de batailles censées
se dérouler aux confins des royaumes barbares.
Les flocons dégringolaient dru sur les légions.
Puis s'arrêtaient soudainement. Le tournage se déroula
sous un climat variable, ce qui explique que, d'un mouvement de
cohorte à l'autre, le ciel passe du gris souris au bleu
outremer. Et que, d'un plan à un autre, les personnages
paraissent, tour à tour, pris dans des frimas frigorifiants
ou un coquet rayon de soleil. La caméra les montra arpentant
un décor fabuleux du forum de Rome, que Mann avait voulu
édifier sous trois angles.
Mais mille fois hélas ! le royaume édifié
par Samuel Bronston au cur de l'Espagne pour mieux régenter
les coproductions européennes ne dura que quelques saisons.
Présentée en première mondiale lors du Festival
de Cannes de 1964 et éreintée par la critique (la
quasi-totalité des papiers publiés se montrèrent
narquois), La Chute de l'Empire romain ne connut pas le
succès escompté. Bronston perdit beaucoup d'argent
dans l'affaire, ferma ses studios, que, mégalomane en diable,
il refusait de louer. Et se déclara en faillite.
Omar Sharif, qui joue le roi Sohamus d'Arménie,
lequel épouse Lucilla, porte pour la cérémonie
des fiançailles avec Sophia une vaste tunique constellée
de pierreries, ample comme une gandoura. La tenue ne suscite guère
la jalousie de Lucilla qui continue à afficher des ensembles
griffés dont plusieurs en tissu léopard à
rendre jaloux n'importe quel créateur de haute couture.
Elle ne lui attire pas l'il. La Loren, qui en a vu d'autres,
s'en moque comme de son premier chemisier. La tunique ne fait
que rappeler de plaisants souvenirs aux spectateurs passionnés
de cinéma épique.
La gandoura d'Omar n'est, en effet, pas autre chose que la robe
d'infante d'Espagne que portait Geneviève Page dans Le
Cid, retaillée aux mesures du célèbre
acteur d'origine égyptienne, ressortie des placards à
naphtaline et réutilisée par le magasin des costumes.
C'est Sharif lui-même qui le raconte. Même en pleine
dégringolade, l'Empire romain revu et revisité par
Sophia et ses petits camarades savait, dans tous les sens du terme,
ménager ses effets.
|
Henry-Jean SERVAT,
Secrets de tournages, Le Pré
aux Clercs, 2001
(reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur)
|
|
|
Suite… |
NOTES :
(1) Il ne s'agit pas d'un énième
incendie dévastant Rome, mais du bûcher où
Commode a fait périr ses prisonniers barbares, ultime
holocauste ! (N.d.M.E.). - Retour texte
(2) Article réédité
dans «Cannes : 40 ans de Festival à travers Le
Monde» - Le Monde, numéro spécial,
mai 1987, p. 20. - Retour texte
(3) Source non identifiée (Paris),
5 août 1981. - Retour texte
(4) Ce massacre a cependant bien eu
lieu, mais en 173, à Ravenne - et sous le règne
du «bon» Marc Aurèle ! (N.d.M.E.). - Retour
texte
(5) «Film ennuyeux... difficilement
supportable (je recommande aux amateurs les monologues auréliens
de la première partie et les divagations hollywoodo-démentielles
des bobines réservées à Commode)»,
notera C.C. dans La saison cinématographique 1964,
pp. 59-60. - Retour texte
(6) Claude AZIZA, «Trois siècles
d'histoire en 150 minutes», Centre d'action culturelle
Pablo Neruda (Corbeil-Essonnes), 6 octobre 1984. - Retour
texte
|
|