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Rome : grandeur et décadence
d'un Empire
[tv]
Rome : Rise and Fall of an Empire
(R.H. Gardner, EU — 2008, 13 épisodes)

(Le présent dossier est une réactualisation de la NEWS
précédemment publiée dans le Courrier de ce Site.)

TABLE DES MATIÈRES

Sur cette page :

Les recoins de l'Histoire

Des téléfilms photocopiés
Candeur et dégradance de l'Empire romain
Une appréciation partiale de l'Histoire ?

Soldats-citoyens ou mercenaires : progrès ou régression sociale ?
Clivages

Sensibilités religieuses
Invasion, immigration : un problème actuel vieux de 2.000 ans
Fraternité germanique
Roman Way of Life
Guerres et guerriers

Négligences ou anachronismes
Décimation
Armaturæ des gladiateurs
Le poncif du turban et du cimeterre
Où les cascadeurs nous en donnent pour notre argent

En conclusion

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Fiches et résumés

La Chute de Rome (Arte/ZDF)

 

Les recoins de l'Histoire

Il ne faut pas confondre cette production américaine avec la série BBC homonyme Rome : grandeur et décadence d'un Empire (Ancient Rome : Rise and Fall of an Empire) (Tim Dunn, etc., 2006, 6 épisodes), qui était infiniment plus subtile, étant interprétée par de vrais comédiens TV, avec un vrai souci de mise en scène et des costumes reflétant les diverses époques abordées, de Tiberius Gracchus (-130) à Honorius (+400).

Cependant, tout n'est pas à jeter dans cette nouvelle série américaine en 13 épisodes, réalisée par Gardner Films pour History Channel. Elle a le mérite d'aborder des personnages et des périodes historiques jusqu'ici oubliés par le cinéma (Marius, Trajan, Aurélien, Stilicon, Ricimer, Majorien...) ou rarement traités (Dèce, Romulus Augustule). Bien sûr, l'éclairage de ces docu-fictions est typiquement américain - on est loin de Rome (HBO, 2005), chef d'œuvre absolu - et reflète les obsessions chrétiennes du public US pour qui les Romains constituaient une société esclavagiste, corrompue et décadente, que du reste seuls des acteurs britanniques pouvaient crédiblement incarner ! «Le puissant Empire romain s'étendait, au faîte de sa gloire, des îles Britanniques à Bagdad. Cette série relate les étapes qui menèrent cette brillante civilisation à son apogée puis à son déclin, recréant l'atmosphère de l'époque et s'attardant sur les figures emblématiques, empereurs et généraux, mais aussi les chefs ennemis qui jurèrent sa perte. Les rues de Rome grouillantes de monde, les guerres avec les barbares, les excès et la débauche des notables, les combats de gladiateurs... Les scènes de reconstitution abondent tout au long de treize épisodes hauts en couleurs» (site Planète). Foules grouillantes. Guerres. Excès. Débauches. Gladiateurs. Couleurs. On voit d'où vient le vent, et vers quels rivages on met le cap. De même que Suétone «montrait» les Césars, History Channel va exhiber les Romains dans un show qui voudrait être très entertainement. Mais la portion de pop-corn risque d'être congrue.

Des téléfilms photocopiés

On a standardisé des scènes de bataille qui reviendront indéfiniment d'un épisode à l'autre, les mêmes «barbares» étant rebaptisés «Cimbres» (Marius), «Gaulois» (César), «esclaves révoltés» (Spartacus), puis «Goths», «Daces», «Wisigoths» etc. C'en est au point que l'on aperçoit le chiffre XX sur les enseignes de Varus, alors qu'il menait les légions XVII, XVIII et XIX ! Dans nos glorieuses Golden Sixties, le plus béotien des amateurs de péplum détectait sans mal tel plan déjà vu dans tel autre film italien, tel costume ou site etc. Il ne faut pas essayer de gruger le public. Là-dessus, l'on va plaquer les commentaires de quelques professeurs tandis qu'une brochette d'acteurs anonymes, mais qui reviennent d'un épisode à l'autre, joueront les passages historiques incontournables, sans jamais changer de costume, et sans grand souci d'avoir la tête de l'emploi. Ainsi, par exemple, dans La Forêt de la Mort, le quatrième épisode consacré à Arminius, où l'acteur anonyme qui interprète le chef des Chérusques semble avoir un faciès plausible — il ne nous a pas laissé son portrait. Mais ceux qui — tel Marius, César, Auguste, Marc Aurèle, Constantin etc. — nous ont laissé une trace iconographique ne collent absolument pas aux portraits que nous avons conservés d'eux. Epinglons Domitien, «le Néron chauve», qui est ici abondamment chevelu (1) !
Notons également l'absence systématique de référents archéologiques, qu'il s'agisse d'artefacts, de bas-reliefs ou de sites historiques. Par exemple, le précité épisode consacré à Arminius situe bien l'action à Kalkriese, mais néglige d'en exploiter certains détails comme le fameux masque d'argent qui y a été retrouvé, assurément la pièce la plus spectaculaire.

rome grandeur et decadence rome grandeur et decadence

Ces plans d'une armée romaine traversant une forêt illustreront aussi bien le désastre de Varus que la quête des Cimbres par Marius ou la guérilla contre les Bretons, Marc Aurèle ou Dèce contre les Goths etc. Tournée à la va-vite, la série se construit avec des plans standardisés et interchangeables...

Candeur et dégradance de l'Empire romain

«Candeur et dégradance de l'Empire romain ?», s'inquiétait un enseignant. «Les empereurs entamaient souvent leur règne par une campagne militaire. En particulier lorsqu'ils se sentaient dans une position fragile», déclare Geoffrey Greatrex (University of Ottawa) (ép. 6). Ce fut notamment le cas de Claude, qui devait tout aux prétoriens lesquels l'avaient sorti de derrière la penderie où peureusement il se cachait ! Au long des neuf premiers épisodes, chaque avènement d'un leader ou d'un empereur romains sera marqué par une guerre de conquête, histoire d'asseoir la réputation de celui-ci. Ce, jusqu'au règne de Constantin (ép. 10), lequel va instaurer le christianisme. A dater de cet épisode les empereurs du (Bas-)Empire ne feront plus la guerre aux «barbares» que pour défendre la civilisation. La civilisation chrétienne, bien entendu.

Cette série TV américaine tournée en Lituanie aux studios Baltic Film Services, et dont c'est la première saison (nous doutons qu'il en soit envisagé une seconde), examine en un peu moins de treize heures les raisons du déclin de l'Empire romain.
Peu de décors monumentaux (le plus fauché des péplums italiens des Sixties a l'air milliardaire à côté), mais l'on s'y bat beaucoup. En fait les concepteurs de la série ont - comment dire ? - réinventé le «traitement de texte». Avec un traitement de texte, et même sans, un pisseur de copie avisé peut écrire trente romans différents à partir du même, standardisé, en invertissant les chapitres, changeant les noms, et rajoutant chaque fois quelques passages nouveaux. Un peu à la façon de ces chantiers navals de l'Antiquité qui pouvaient produire une centaine de quinquérèmes en 60 jours, en puisant dans les stocks de pièces standardisées et interchangeables. Différents plans de bataille, la légion traversant la forêt etc. reviennent sans cesse d'un épisode à l'autre (2). Les cascadeurs auront sans doute tiré une drôle de tête lorsqu'ils apprirent que, payés pour tourner un téléfilm, ils en ont, en fait, joué treize. Quand à nous, nous reverrons ad libitum la même bataille des Romains contre des barbares en sous-bois, rebaptisés selon les besoins du scénario «Cimbres», «Chérusques» d'Arminius, «Gaulois» de Vercingétorix ou «esclaves révoltés» de Spartacus, qui reviendront encore dans les épisodes suivant, avec cette fois un passeport «dace» ou «goth».

On est, tout de même, quelque peu choqué par le procédé, ayant toujours cru - avec les bons auteurs - que, par exemple, les Gaulois aimaient les vêtements de couleur vive. Comment les identifier sous ces barbares revêtus d'haillons terreux, etc. ?

decline and fall

On s'interroge quant à savoir si les cascadeurs lituaniens engagés pour cette scène de bataille avaient signé un contrat pour un seul épisode... ou treize

Une appréciation partiale de l'Histoire ?

Une bataille qui s'étire du début à la fin, entrecoupée d'évocations semi-muettes car écrasées par les discours du narrateur et des universitaires intervenants... telle est la structure de chacun des 13 épisodes. Parmi les intervenants, quelques uns sont clairement issus d'établissements religieux (College of The Holy Cross; Loyola College etc.), mais tous sont animés d'un parti pris plutôt négatif s'agissant de la Rome païenne. Dèce persécute les chrétiens en les accusant de susciter une épidémie de peste (ép. 8, «La colère des dieux»). Or les barbares christianisés se sentent Romains justement de par leur appartenance religieuse (ép. 12, «Le Maître du Jeu»).

Soldats-citoyens ou mercenaires : progrès ou régression sociale ?
Seront systématiquement qualifiés de «mercenaires» les légionnaires de Marius ou de Crassus, ce qui, sans être tout-à-fait inexact, nous paraît tout de même un peu exagéré, l'incorporation des prolétaires constituant aussi un acquis démocratique, sauf bien sûr si l'armée n'a vu en eux que de la «chair à catapultes» bon marché, pour soutenir une politique expansionniste de la classe dirigeante.
Les «mercenaires» de Marius ne possédaient rien, hormis leur citoyenneté. Mais affirmer qu'ils ne se battaient que pour la solde, c'est oublier un peu vite que, autant que les patriciens, ils étaient eux aussi en droit de s'inquiéter de la menace que les hordes teutonnes faisaient peser sur la frontière nord de la république. Comment oublier que moins de trois siècles auparavant, un certain Brennus était entré dans Rome, ou que plus récemment Hannibal avait, seize années durant, occupé l'Italie avec l'aide des barbares ? Bien sûr, il faut se garder de tout angélisme : soldats citoyens ou soldats professionnels, tous se battent pour le butin, pour améliorer leurs conditions de vie... C'est-à-dire pour la survie, conditionnée par l'anéantissement de l'Autre.
Claude Aubert a observé à propos de l'épisode consacré à Marius, que «Les nombres ne se basent que sur des affirmations non fondées d'auteurs antiques (les Romains ont eu 80.000 morts en une après-midi près d'Orange, etc. : Cannes (3), la pire défaite de leur histoire, est reléguée à un rang subalterne).» N'oublions tout de même pas que la défaite d'Orange eut sans aucun doute d'incalculables retombées. Nous seulement parce qu'elle ouvrit la voie à Marius pour incorporer les prolétaires, matériau humain intact; mais aussi parce que, tant va la cruche à l'eau... que les alliés italiens commencèrent à trouver saumâtre leur obligation de fournir des troupes sans se voir reconnaître les mêmes droits politiques que les citoyens romains. Prélude à la guerre sociale et à la guerre civile. Mais le téléfilm ne saurait entrer dans ce genre de considérations.

Quoiqu'il en soit, nous nous refusons à considérer comme mercenaire (qui sert un pays étranger) des soldats professionnels, qui servent leur pays ou plutôt un chef de guerre de leur pays, par ailleurs revêtu d'une magistrature tout à fait légale - ce qui fut le cas de Marius, Sylla, Pompée, César, Crassus... Mais tel maître tel valet, ou plutôt l'inverse. Les maîtres de Rome seront tous corrompus, cupides, brutaux etc. Marius finit comme un chef de gang entouré de politiciens véreux; César est un manipulateur (4). César, Crassus, Auguste, Claude, Domitien, Trajan font la guerre pour se faire mousser, se camper en grand conquérant auprès d'un peuple de guerriers qui, de toute façon, n'entend que rapine et violence...

Clivages
A chacun sa manière de voir, mais tout cela nous semble assez tendancieux. Et puis, il faut que les enjeux politiques puissent être compris de tous les spectateurs, même au prix de simplifications parfois abusives (distinguo optimates/plébéiens ramené à riches/pauvres, par exemple).
Faire comprendre la mentalité romaine au commun des mortels n'est pas gagné d'avance. Dans le traitement scénaristique de l'Histoire romaine, nous aurons donc toute une déclinaison de possibilités entre Rome (HBO), qui y a assez bien réussi, et Cléopâtre (Mankiewicz), qui résume l'opposition Octave-Antoine à une histoire d'amour adultère et de beau-frère frustré (on songe irrésistiblement aux frangins de Chipolata dans Astérix en Corse, des balèzes patibulaires sortant leur cran d'arrêt : «Elle te plaît pas, ma sœur ?»).

Sensibilités religieuses

C'est avec un soupçon d'ironie que l'intervenant le plus actif de toute la série, Thomas R. Martin, professeur au College of The Holy Cross, incapable de dissimuler son parti-pris chrétien, rapporte comment Marius, avant d'engager la bataille à Vercellæ, fit sacrifier un animal, pour tirer des présages de ses viscères... Le spectateur profane pourrait ainsi croire à un acte de superstition assez exceptionnel, alors que c'en était l'usage normal avant le combat, à peu près dans toutes les civilisations de l'Antiquité. Usage sans doute guère plus absurde que de dire une messe et bénir les troupes qui vont se battre (ép. 1).
Les Bretons se croient en sécurité derrière la Tamise : «Caratacus et Togodumnius considèrent l'eau comme sacrée et croient que le fleuve les protège de leurs ennemis. Les Romains, n'étant pas freinés par ce genre de croyance...» font traverser le fleuve par des éclaireurs, puis par leurs légions. Il y en a, décidément, qui se respectent rien (5) (ép. 5) !

Dans le même épisode 5, l'on verra un druide sacrifier un prisonnier romain pour tirer des présages de son sang - no comment ! - mais plus loin, Caratacus ayant été vaincu et livré aux Romains, le narrateur considère que les Bretons les plus chanceux sont ceux qui ont été tués. «Humiliation, esclavage et meurtre rituel attendent les [survivants] captifs.» Meurtre «rituel» ? Tiens, v'là autre chose ! Dans l'épisode 6, on voit les Daces procéder à un sacrifice humain. Un de leurs compatriotes est envoyé comme «messager» à leur dieu Zalmoxis. Le jeune guerrier s'empale volontairement sur les épées de quatre de ses camarades. Mais ici le narrateur s'abstiendra d'ironiser sur la coutume «païenne» des Daces (considérée cette fois comme une expérience mystique), préférant réserver ses piques aux seuls Romains.

Dans l'épisode 8, c'est Marc Aurèle dont l'armée meurt de soif qui prie ses «dieux païens» pour obtenir la pluie. L'épithète «païen» mis pour Jupiter est d'autant plus désobligeant que tout le monde sait (mais le narrateur n'en souffle mot) que l'épisode a aussi été récupéré par l'hagiographie chrétienne : ce seraient des légionnaires chrétiens de la XIIe légion qui auraient prié le Christ et obtenu l'orage salvateur, d'où le surnom de Fulminata qui lui sera accordée !

grandeur et decadence

Les chrétiens. C'est au prix d'une véritable guerre civile que le christianisme finira par s'imposer à Rome.
Et voilà comment on écrit l'Histoire... (ép. 8)

Tout aussi délicat est son collègue Michel Kulikowski, de l'Université du Tennessee, lorsqu'il relate que l'empereur Philippe l'Arabe était tolérant et bienveillant à l'égard des chrétiens, mais que son préfet de Rome, Dèce, était - lui - un homme de tradition et un païen fervent : «pour lui c'était presque sacré !» Voilà un «presque» assez interpellant. Pourquoi seul les catéchumènes auraient-ils le privilège d'avoir des conceptions religieuses «scientifiquement exactes» alors que les païens ne seraient que des énergumènes (6) ? Quid des hindouistes, taoïstes, animistes, etc. ? D'aimables plaisantins qu'il convient de ne pas prendre au sérieux ? Au vrai, le ton est donné par le narrateur de l'épisode selon qui, au IIIe s., les chrétiens gagnent du terrain, non pas en nombre - dans le monde romain, ils n'étaient encore que quelques centaines de milliers (dixit) - mais en visibilité.
Aussi la répression païenne est-elle, sans pudeur aucune, qualifiée de guerre civile à l'intérieur de l'Empire (ép. 8)

dece et herrenius

Dèce, le «bouffeur de chrétiens», et son fils Herennius Etruscus inaugureront la triste liste des empereurs romains tombés contre les barbares, sur un champ de bataille... (ép. 8)

Invasion, immigration : un problème actuel vieux de 2.000 ans

Dans le 12e épisode, consacré à Ricimer, Thomas R. Martin insiste sur les tensions ethniques entre les nouveaux venus germaniques et les Romains de souche ancienne. C'est un peu le leitmotiv de l'épisode. Difficile de nier que la question ne soit toujours d'actualité quand on voit nos sociétés occidentales en butte à l'immigration de plus en plus sauvage d'individus chassés de chez eux par la pauvreté ou les circonstances politiques, mais drainant des cultures et des mentalités pas toujours compatibles avec celles de leur pays d'accueil. Thomas S. Burns, de l'Emory University, exprime on ne peut plus clairement cette inquiétude face à l'invasion des Cimbres, qu'accompagnent femmes, enfants et bétail (1er ép.) : «Pour les Romains, la présence des femmes lors d'une invasion signifie l'intention de s'implanter. Autrement dit, ce groupe est là pour modifier sensiblement notre mode de vie. Pour menacer nos valeurs fondamentales. Alors que si ce n'est qu'un raid militaire, qu'une bande de jeunes, on pourra y faire face. La présence des femmes donne au tableau un caractère migratoire. Une permanence ! Et là, il faut une solution plus ferme, et à long terme !»

Fraternité germanique

Parallèlement au discours inquiet sur la mortalité des civilisations et des empires, s'en tient un second. On devine, chez le narrateur, une sympathie WASP pour les mêmes barbares germaniques ou brittoniques par devers les Latins. Et ce jusque dans les justifications les plus saugrenues : «Les Romains étaient effrayés par (...) l'odeur des barbares. Non que les Barbares ne se lavaient pas - ils se lavaient sans doute plus que les Romains - mais ils se parfumaient différemment, avec de la graisse d'ours, les Romains avec de l'huile d'olive» (ép. 1). Il se trouve ici un «sans doute plus» croquignole, dans son opposition à ceux qui ont inventé les thermes et qui cultivaient une manie de la propreté quasi obsessionnelle (7).

Roman Way of Life

«Ma première impression - note Claude Aubert, à propos de la série - est que c'est superficiel et américain : l'Empire romain allait de Londres (ils n'ont juste pas osé dire New York) à Bagdad !»
«... De Londres à Bagdad»
en dit plus, évidemment, que «De Londinium à Babylone». Mais qui donc sait encore où était Babylone, sinon dans des légendes fabuleuses ? N'est-ce pas le propre du roman historique de ne pouvoir apprécier le Passé qu'à travers notre perception du Présent ?

Les concepteurs de la série voient un parallèle évident à faire entre l'Empire romain et l'Empire américain. Et ne se privent pas de le rappeler à tous les coups. Le précité Thomas Burns, commentant le désastre de Varus (ép. 4), reconnaît clairement le parallèle qu'il établit entre l'Antiquité et aujourd'hui : «Je ne sais pas comment un Romain aurait pu réagir mieux qu'un Américain.» Et un peu plus loin, même épisode : «Pour Auguste, perdre 20.000 hommes, c'est un peu comme 60.000 hommes pour les Etats-Unis. Les Etats-Unis disposent de 600.000 hommes sous les drapeaux. S'ils en perdaient 60.000 en une après-midi, je pense qu'on en parlerait au «20h», non ?»
Clifford Ando (University of Chicago) compare l'attitude et les fautes de Domitien, le va-t'en guerre gaffeur, à celles de G.W. Bush (ép. 6) et plus loin, à propos de Marc Aurèle vendant une partie de son mobilier pour financer la guerre sur le Danube, risque : «Pour moi, c'était une opération de relations publiques. On ne peut pas lever l'argent nécessaire à une guerre en vendant son deuxième ou son troisième service en porcelaine. Car, grosso modo, c'est ce que l'empereur a fait. Le but était de montrer que même l'empereur faisait des sacrifices personnels pour le bien public. Un peu comme ceux qu'ont fait les Américains en achetant des titres d'emprunts de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale» (8) (ép. 7).
Ando compare également les Romains face à la guérilla menée par le Breton Caratacus à la situation des Américains du Viêt-nam (ép. 5).

«Dans la dernière année de sa vie, constate Edward J. Watts (Indiana University), Trajan s'est trouvé dans une situation assez proche de celle que connaissent les Etats-Unis et leurs Alliés. C'est la même région du monde [la Parthie correspondant à l'Irak actuelle], avec les mêmes défenses perméables, les mêmes frontières naturelles perméables, et le même désir de mener en peu de temps une guerre qui aurait dû en prendre beaucoup plus, avec un plan pour remporter la victoire militaire mais pas de plan pour absorber le territoire et pour organiser ce territoire.» De fait - Trajan décédant sur le chemin du retour qui le ramenait du front mésopotamien -, son successeur Hadrien se retirera immédiatement de ces territoires, comme le constate le narrateur. Lequel narrateur, si le téléfilm n'avait pas été tourné avant son élection, aurait pu ajouter que c'est précisément ce que fit Obama (ép. 6).

Guerres et guerriers

Nous l'avons dit plus haut, batailles et expéditions militaires jouent évidemment un grand rôle dans cette évocation de la grandeur et de la décadence de l'Empire romain. Etant assez «branché» question équipements et techniques de combat, nous avons été particulièrement attentifs aux laborieuses explications de soi-disant doctes spécialistes. La pauvre justification au début de l'épisode 11, consacré à Stilicon, selon laquelle, dans l'«incendie» des champs de bataille, les Romains ne supportaient plus la chaleur, donc le métal de leur cuirasses, est d'une imbécillité consternante. Mais il n'en est pas moins vrai que, vers cette époque, les soldats «romains» - en fait, des mercenaires barbares -, se sont allégés, de même que l'effectif d'une légion est passé de 5.000 à 1.000 h, et ont renoncé aux armures encombrantes.
Bien sûr, nous achoppons ici à l'éternel problème du traduttóre traditóre ! Nous ne pouvons qu'espérer que les responsables de la VF aient correctement fait leur travail et soient un peu au courant de la matière... On pourra toujours ergoter, faute d'avoir pu comparer VF et VO, encore que... pour le téléspectateur, seul compte le résultat final après tout. Mais si vous êtes de ceux que cela amuse de comparer des VO et VF de DVD bilingues, ou même seulement confronter la VF avec son sous-titrage français... vous nous comprendrez aisément ! «Quant à leur conception du «fonctionnaire» - note Cl. Aubert -, elle est plus que sujette à caution (ou est-ce un problème de traduction de la version française ?). Ainsi, les consuls - au IIe s. av. J.-C. - sont qualifiés de «fonctionnaires» : que diraient Bush, Sarkozy, Berlusconi s'ils étaient qualifiés de «fonctionnaires» ?» En fait, un peu plus loin dans le même épisode, les consuls sont aussi appelés «magistrats». Lapsus linguæ...

Négligences ou anachronismes
Il faut tout de même une désinvolture certaine pour négliger l'aspect des légionnaires : les soldats de Marius anticipent les équipements du Ier s. de n.E., soit un siècle d'écart, ceux du Bas-Empire se sont trompés de vestiaire, etc. Imaginez un peu un film sur la Grande Guerre, où les Poilus auraient troqué leur capote bleu horizon pour la tenue léopard, et leur Lebel pour un Famas... C'est ainsi que dans Rome : grandeur et décadence d'un Empire, les Celtes brandiront des haches, arme germanique, et les Germains de longues épées, arme celtique (sauf la garde en croix, médiévale, et donc anachronique); que les archers bretons tireront avec des arcs à double courbure, des arcs composites orientaux, au lieu du grand arc gallois; que les Daces et quelques autres porteront des bandanas; et que les «mules de Marius» tiendront à bout de bras le bâton où sont accrochés leurs impedimenta, au lieu de se le caler sur l'épaule, avec leurs deux pila. Mais soit, on peut - on doit ! il le faut ! - comprendre le critère économique, la production ne pouvait se permettre de changer de costumes à chaque épisode, et de toute façon pour le téléspectateur c'est choux vert et vert choux !

constantin ou marius

Les acteurs anonymes et muets sont également standardisés. Ce légionnaire à la lorica segmentata sommairement patinée... campera aussi bien le consul Marius en ses œuvres que l'empereur Constantin. Peu importe si ce type de cuirasse, qui n'existait pas encore du temps de Marius mais qui n'existait plus du temps de Constantin, de toute manière n'aurait pu convenir pour des officiers supérieurs !

Décimation
Faut-il pour autant faire n'importe quoi ? L'épisode «Spartacus» nous affirme que Crassus, décimant ses légions qui avaient fui, fit exécuter 4.000 hommes (chiffre exagérément complaisant - Crassus n'avait pas les moyens de sacrifier autant d'hommes [9]). Mais pourquoi le soldat que l'on voit bâtonné à mort par ses camarades a-t-il conservé son casque, son manteau, sa casaque de cuir, sa tunique ? Puisque l'on veut nous montrer la cruauté des Romains, autant le dénuder et lui coincer le cou dans une fourche, conformément à la réalité historique (ép. 2).

Armaturæ des gladiateurs
Toujours dans l'épisode consacré à Spartacus, on voit de curieuses armaturæ : fléau d'armes, rétiaire portant un casque fermé, hoplomaque brandissant une vouge. Bref, l'«effet Gladiator» (ép. 2) - du reste, dans l'épisode 7, celui justement qui est consacré à Marc Aurèle et Commode, on aperçoit fugacement un gladiateur avec un casque hérissé de pointes, identique à celui de Russell Crowe...
Quant aux faisceaux des consuls, portés par des légionnaires en armure au lieu des licteurs (!), ils sont garnis d'incroyables doubles-haches... que n'aurait pas désavouées le Régime de Vichy ! (ép. 2).

Le poncif du turban et du cimeterre
Dans le même épisode 2, abordant le chapitre de l'alliance de Spartacus avec les pirates ciliciens «qui habitaient l'actuelle Turquie», on nous les montre enturbannés comme des barbaresques. Encore un beau cliché sur la Méditerranée orientale, mais qui se trompe d'époque. Mêmes pirates et même erreur dans l'épisode 3 évoquant les démêlés du jeune César en route pour Rhodes (les deux séquences sont d'ailleurs introduites par le même plan de coupe d'une peinture montrant une galère turque du XVIe s., avec sa voile triangulaire caractéristique). Et dans l'épisode 1, l'évocation de Marius guerroyant contre les Numides ne nous épargne ni turbans ni cimeterres non plus.
Du reste, la même séquence filmée entre deux dunes sur le rivage de la Baltique, resservira pour les guerres parthes de Trajan (ép. 6 et 7).

Où les cascadeurs nous en donnent pour notre argent !
Au cours de la bataille contre Arioviste, on voit deux légionnaires romains bondir en avant et atterrir sur la tête des Germains : cette tactique, spectaculaire certes, et digne des bersekers, n'a rien de romaine, lesquels avançaient en évitant de desserrer leurs rangs et se couvraient mutuellement (ép. 3).
Quant à la bataille de Pharsale, particulièrement réjouissante, elle se passe dans une forêt, avec les mêmes plans que contre les Cimbres, Chérusques etc. Encore heureux qu'au montage de cette séquence on ait tout de même songé à en sucrer les «barbares», de sorte que lorsque les archers romains lancent leurs flèches, ce sont d'autres Romains qui les «réceptionnent» (ép. 3).

En conclusion

Croisant Pompée au marché, Brutus, le fier républicain, fléchit un genou pour lui baiser la main (ép. 3)... on n'en finirait plus d'énumérer ces fantaisies. Fléchir le genoux devant un pair, ce n'est certainement pas ce qu'un fier aristocrate aurait aimé faire, même sous la République finissante. Et certainement pas Brutus qui passait pour en incarner les vertus jusqu'à la caricature. On a un peu l'impression de lire un de ces livres de cuisine anglais, traduit en français, et absolument inutilisable simplement parce que le traducteur n'a aucune idée de la conversion des mesures...

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NOTES :

(1) Domitien avait composé un petit traité sur les soins capillaires... ce qui ne l'empêcha pas de devenir chauve très jeune. Les conseilleurs... - Retour texte

(2) C'est aussi le cas, par exemple, du plan montrant la rivière au pied du camp de Marius (ép. 1), que l'on va retrouver dans l'épisode suivant où il est censé être l'à pic du Vésuve, adossé à la mer, où campe Spartacus (ép. 2), etc. - Retour texte

(3) A Cannes, le 21 mai 216 av. n.E., les Romains - outre leurs consuls Æmilius Paulus et Terentius Varron - perdirent 50.000 hommes : tués, blessés, prisonniers, disparus... Sans doute n'étaient-ils pas tous des Romains de Rome; un certain nombre d'entre eux devait provenir de contingents italiques alliés. Mais ce fut sans doute leur plus grosse défaite, laquelle dans les Ecoles de guerre est, depuis, considérée comme «le» classique de l'encerclement. Glosant sur l'invasion de l'Irak qu'il dirigea, le général US Schwarzkopf s'en réclamait encore il n'y a pas si longtemps. - Retour texte

(4) Dans un précédent docu d'History Channel, La Rome Antique (1998), Jules César est dit «le plus grand criminel de tous les temps». - Retour texte

(5) Ca rappelle telle photo de la guerre de Bosnie, où les Serbes prennent la pose devant l'épave d'un avion furtif américain qu'ils ont abattu. Avec cette pancarte moqueuse : «Désolés. On n'avait pas vu qu'il était invisible !» - Retour texte

(6) De fait, on admet de nos jours que si le christianisme a finit par recouvrir le paganisme, c'est parce que les valeurs morales des deux religions étaient très semblables. - Retour texte

(7) Plus tard, sous l'Empire, quand les camps légionnaires devinrent fixes, chacun d'eux aura ses bains, destinés à la troupe. - Retour texte

(8) Cf. le film de Clint Eastwood, Mémoires de nos pères. - Retour texte

(9) Il faut comprendre qu'il ne décima que les premiers rangs, qui avaient fui. Pas plus de 50 hommes, probablement. Mais exemple suffisant. - Retour texte