Les
recoins de l'Histoire
Il ne faut pas confondre cette production américaine
avec la série BBC homonyme Rome
: grandeur et décadence d'un Empire (Ancient
Rome : Rise and Fall of an Empire) (Tim Dunn, etc., 2006,
6 épisodes), qui était infiniment plus subtile,
étant interprétée par de vrais comédiens
TV, avec un vrai souci de mise en scène et des costumes
reflétant les diverses époques abordées,
de Tiberius Gracchus (-130) à Honorius (+400).
Cependant, tout n'est pas à jeter dans cette nouvelle
série américaine en 13 épisodes, réalisée
par Gardner Films pour History Channel. Elle a le mérite
d'aborder des personnages et des périodes historiques jusqu'ici
oubliés par le cinéma (Marius, Trajan, Aurélien,
Stilicon, Ricimer, Majorien...) ou rarement traités (Dèce,
Romulus Augustule). Bien sûr, l'éclairage de ces
docu-fictions est typiquement américain - on est loin de
Rome (HBO, 2005),
chef d'uvre absolu - et reflète les obsessions chrétiennes
du public US pour qui les Romains constituaient une société
esclavagiste, corrompue et décadente, que du reste seuls
des acteurs britanniques pouvaient crédiblement incarner
! «Le puissant Empire romain s'étendait, au faîte
de sa gloire, des îles Britanniques à Bagdad. Cette
série relate les étapes qui menèrent cette
brillante civilisation à son apogée puis à
son déclin, recréant l'atmosphère de l'époque
et s'attardant sur les figures emblématiques, empereurs
et généraux, mais aussi les chefs ennemis qui jurèrent
sa perte. Les rues de Rome grouillantes de monde, les guerres
avec les barbares, les excès et la débauche des
notables, les combats de gladiateurs... Les scènes de reconstitution
abondent tout au long de treize épisodes hauts en couleurs»
(site Planète).
Foules grouillantes. Guerres. Excès. Débauches.
Gladiateurs. Couleurs. On voit d'où vient le vent, et vers
quels rivages on met le cap. De même que Suétone
«montrait» les Césars, History Channel va exhiber
les Romains dans un show qui voudrait être très
entertainement. Mais la portion de pop-corn risque d'être
congrue.
Des téléfilms photocopiés
On a standardisé des scènes de bataille qui reviendront
indéfiniment d'un épisode à l'autre, les
mêmes «barbares» étant rebaptisés
«Cimbres» (Marius), «Gaulois» (César),
«esclaves révoltés» (Spartacus),
puis «Goths», «Daces», «Wisigoths»
etc. C'en est au point que l'on aperçoit le chiffre XX
sur les enseignes de Varus, alors qu'il menait les légions
XVII, XVIII et XIX ! Dans nos glorieuses Golden Sixties,
le plus béotien des amateurs de péplum détectait
sans mal tel plan déjà vu dans tel autre film italien,
tel costume ou site etc. Il ne faut pas essayer de gruger le public.
Là-dessus, l'on va plaquer les commentaires de quelques
professeurs tandis qu'une brochette d'acteurs anonymes, mais qui
reviennent d'un épisode à l'autre, joueront les
passages historiques incontournables, sans jamais changer de costume,
et sans grand souci d'avoir la tête de l'emploi. Ainsi,
par exemple, dans La Forêt de la Mort, le quatrième
épisode consacré à Arminius, où l'acteur
anonyme qui interprète le chef des Chérusques semble
avoir un faciès plausible — il ne nous a pas laissé
son portrait. Mais ceux qui — tel Marius, César,
Auguste, Marc Aurèle, Constantin etc. — nous ont
laissé une trace iconographique ne collent absolument pas
aux portraits que nous avons conservés d'eux. Epinglons
Domitien, «le Néron chauve», qui est ici abondamment
chevelu (1)
!
Notons également l'absence systématique de référents
archéologiques, qu'il s'agisse d'artefacts, de bas-reliefs
ou de sites historiques. Par exemple, le précité
épisode consacré à Arminius situe bien l'action
à Kalkriese, mais néglige d'en exploiter certains
détails comme le fameux masque d'argent qui y a été
retrouvé, assurément la pièce la plus spectaculaire.
Ces plans d'une armée
romaine traversant une forêt illustreront aussi bien
le désastre de Varus que la quête des Cimbres
par Marius ou la guérilla contre les Bretons, Marc
Aurèle ou Dèce contre les Goths etc. Tournée
à la va-vite, la série se construit avec des
plans standardisés et interchangeables... |
Candeur et dégradance de l'Empire romain
«Candeur et dégradance de l'Empire romain ?»,
s'inquiétait un enseignant. «Les empereurs entamaient
souvent leur règne par une campagne militaire. En particulier
lorsqu'ils se sentaient dans une position fragile»,
déclare Geoffrey Greatrex (University of Ottawa) (ép.
6). Ce fut notamment le cas de Claude, qui devait tout aux prétoriens
lesquels l'avaient sorti de derrière la penderie où
peureusement il se cachait ! Au long des neuf premiers épisodes,
chaque avènement d'un leader ou d'un empereur romains sera
marqué par une guerre de conquête, histoire d'asseoir
la réputation de celui-ci. Ce, jusqu'au règne de
Constantin (ép. 10), lequel va instaurer le christianisme.
A dater de cet épisode les empereurs du (Bas-)Empire ne
feront plus la guerre aux «barbares» que pour défendre
la civilisation. La civilisation chrétienne, bien entendu.
Cette série TV américaine tournée en Lituanie
aux studios Baltic Film Services, et dont c'est la première
saison (nous doutons qu'il en soit envisagé une seconde),
examine en un peu moins de treize heures les raisons du déclin
de l'Empire romain.
Peu de décors monumentaux (le plus fauché des péplums
italiens des Sixties a l'air milliardaire à côté),
mais l'on s'y bat beaucoup. En fait les concepteurs de la série
ont - comment dire ? - réinventé le «traitement
de texte». Avec un traitement de texte, et même sans,
un pisseur de copie avisé peut écrire trente romans
différents à partir du même, standardisé,
en invertissant les chapitres, changeant les noms, et rajoutant
chaque fois quelques passages nouveaux. Un peu à la façon
de ces chantiers navals de l'Antiquité qui pouvaient produire
une centaine de quinquérèmes en 60 jours, en puisant
dans les stocks de pièces standardisées et interchangeables.
Différents plans de bataille, la légion traversant
la forêt etc. reviennent sans cesse d'un épisode
à l'autre (2).
Les cascadeurs auront sans doute tiré une drôle de
tête lorsqu'ils apprirent que, payés pour tourner
un téléfilm, ils en ont, en fait, joué treize.
Quand à nous, nous reverrons ad libitum la même
bataille des Romains contre des barbares en sous-bois, rebaptisés
selon les besoins du scénario «Cimbres», «Chérusques»
d'Arminius, «Gaulois» de Vercingétorix ou «esclaves
révoltés» de Spartacus, qui reviendront encore
dans les épisodes suivant, avec cette fois un passeport
«dace» ou «goth».
On est, tout de même, quelque peu choqué par le
procédé, ayant toujours cru - avec les bons auteurs
- que, par exemple, les Gaulois aimaient les vêtements de
couleur vive. Comment les identifier sous ces barbares revêtus
d'haillons terreux, etc. ?
On s'interroge quant à
savoir si les cascadeurs lituaniens engagés pour
cette scène de bataille avaient signé un contrat
pour un seul épisode... ou treize |
Une appréciation partiale de l'Histoire
?
Une bataille qui s'étire du début à la fin,
entrecoupée d'évocations semi-muettes car écrasées
par les discours du narrateur et des universitaires intervenants...
telle est la structure de chacun des 13 épisodes. Parmi
les intervenants, quelques uns sont clairement issus d'établissements
religieux (College of The Holy Cross; Loyola College etc.), mais
tous sont animés d'un parti pris plutôt négatif
s'agissant de la Rome païenne. Dèce persécute
les chrétiens en les accusant de susciter une épidémie
de peste (ép. 8, «La colère des dieux»).
Or les barbares christianisés se sentent Romains justement
de par leur appartenance religieuse (ép. 12, «Le
Maître du Jeu»).
Soldats-citoyens ou mercenaires
: progrès ou régression sociale ?
Seront systématiquement qualifiés de «mercenaires»
les légionnaires de Marius ou de Crassus, ce qui, sans
être tout-à-fait inexact, nous paraît tout
de même un peu exagéré, l'incorporation des
prolétaires constituant aussi un acquis démocratique,
sauf bien sûr si l'armée n'a vu en eux que de la
«chair à catapultes» bon marché, pour
soutenir une politique expansionniste de la classe dirigeante.
Les «mercenaires» de Marius ne possédaient
rien, hormis leur citoyenneté. Mais affirmer qu'ils ne
se battaient que pour la solde, c'est oublier un peu vite que,
autant que les patriciens, ils étaient eux aussi en droit
de s'inquiéter de la menace que les hordes teutonnes faisaient
peser sur la frontière nord de la république. Comment
oublier que moins de trois siècles auparavant, un certain
Brennus était entré dans Rome, ou que plus récemment
Hannibal avait, seize années durant, occupé l'Italie
avec l'aide des barbares ? Bien sûr, il faut se garder de
tout angélisme : soldats citoyens ou soldats professionnels,
tous se battent pour le butin, pour améliorer leurs conditions
de vie... C'est-à-dire pour la survie, conditionnée
par l'anéantissement de l'Autre.
Claude Aubert a observé à propos de l'épisode
consacré à Marius, que «Les nombres ne
se basent que sur des affirmations non fondées d'auteurs
antiques (les Romains ont eu 80.000 morts en une après-midi
près d'Orange, etc. : Cannes (3),
la pire défaite de leur histoire, est reléguée
à un rang subalterne).» N'oublions tout de même
pas que la défaite d'Orange eut sans aucun doute d'incalculables
retombées. Nous seulement parce qu'elle ouvrit la voie
à Marius pour incorporer les prolétaires, matériau
humain intact; mais aussi parce que, tant va la cruche à
l'eau... que les alliés italiens commencèrent
à trouver saumâtre leur obligation de fournir des
troupes sans se voir reconnaître les mêmes droits
politiques que les citoyens romains. Prélude à la
guerre sociale et à la guerre civile. Mais le téléfilm
ne saurait entrer dans ce genre de considérations.
Quoiqu'il en soit, nous nous refusons à considérer
comme mercenaire (qui sert un pays étranger) des soldats
professionnels, qui servent leur pays ou plutôt un chef
de guerre de leur pays, par ailleurs revêtu d'une magistrature
tout à fait légale - ce qui fut le cas de Marius,
Sylla, Pompée, César, Crassus... Mais tel maître
tel valet, ou plutôt l'inverse. Les maîtres de Rome
seront tous corrompus, cupides, brutaux etc. Marius finit comme
un chef de gang entouré de politiciens véreux; César
est un manipulateur (4).
César, Crassus, Auguste, Claude, Domitien, Trajan font
la guerre pour se faire mousser, se camper en grand conquérant
auprès d'un peuple de guerriers qui, de toute façon,
n'entend que rapine et violence...
Clivages
A chacun sa manière de voir, mais tout cela nous semble
assez tendancieux. Et puis, il faut que les enjeux politiques
puissent être compris de tous les spectateurs, même
au prix de simplifications parfois abusives (distinguo optimates/plébéiens
ramené à riches/pauvres, par exemple).
Faire comprendre la mentalité romaine au commun des mortels
n'est pas gagné d'avance. Dans le traitement scénaristique
de l'Histoire romaine, nous aurons donc toute une déclinaison
de possibilités entre Rome (HBO), qui y a assez
bien réussi, et Cléopâtre (Mankiewicz),
qui résume l'opposition Octave-Antoine à une histoire
d'amour adultère et de beau-frère frustré
(on songe irrésistiblement aux frangins de Chipolata dans
Astérix en Corse, des balèzes patibulaires
sortant leur cran d'arrêt : «Elle te plaît
pas, ma sur ?»).
Sensibilités religieuses
C'est avec un soupçon d'ironie que l'intervenant le plus
actif de toute la série, Thomas R. Martin, professeur au
College of The Holy Cross, incapable de dissimuler son parti-pris
chrétien, rapporte comment Marius, avant d'engager la bataille
à Vercellæ, fit sacrifier un animal, pour tirer des
présages de ses viscères... Le spectateur profane
pourrait ainsi croire à un acte de superstition assez exceptionnel,
alors que c'en était l'usage normal avant le combat, à
peu près dans toutes les civilisations de l'Antiquité.
Usage sans doute guère plus absurde que de dire une messe
et bénir les troupes qui vont se battre (ép. 1).
Les Bretons se croient en sécurité derrière
la Tamise : «Caratacus et Togodumnius considèrent
l'eau comme sacrée et croient que le fleuve les protège
de leurs ennemis. Les Romains, n'étant pas freinés
par ce genre de croyance...» font traverser le fleuve
par des éclaireurs, puis par leurs légions. Il y
en a, décidément, qui se respectent rien (5)
(ép. 5) !
Dans le même épisode 5, l'on verra un druide sacrifier
un prisonnier romain pour tirer des présages de son sang
- no comment ! - mais plus loin, Caratacus ayant été
vaincu et livré aux Romains, le narrateur considère
que les Bretons les plus chanceux sont ceux qui ont été
tués. «Humiliation, esclavage et meurtre rituel
attendent les [survivants] captifs.» Meurtre «rituel»
? Tiens, v'là autre chose ! Dans l'épisode 6, on
voit les Daces procéder à un sacrifice humain. Un
de leurs compatriotes est envoyé comme «messager»
à leur dieu Zalmoxis. Le jeune guerrier s'empale volontairement
sur les épées de quatre de ses camarades. Mais ici
le narrateur s'abstiendra d'ironiser sur la coutume «païenne»
des Daces (considérée cette fois comme une expérience
mystique), préférant réserver ses piques
aux seuls Romains.
Dans l'épisode 8, c'est Marc Aurèle dont l'armée
meurt de soif qui prie ses «dieux païens»
pour obtenir la pluie. L'épithète «païen»
mis pour Jupiter est d'autant plus désobligeant que tout
le monde sait (mais le narrateur n'en souffle mot) que l'épisode
a aussi été récupéré par l'hagiographie
chrétienne : ce seraient des légionnaires chrétiens
de la XIIe légion qui auraient prié le Christ et
obtenu l'orage salvateur, d'où le surnom de Fulminata
qui lui sera accordée !
Les chrétiens. C'est
au prix d'une véritable guerre civile que le christianisme
finira par s'imposer à Rome.
Et voilà comment on écrit l'Histoire... (ép.
8) |
Tout aussi délicat est son collègue Michel Kulikowski,
de l'Université du Tennessee, lorsqu'il relate que l'empereur
Philippe l'Arabe était tolérant et bienveillant
à l'égard des chrétiens, mais que son préfet
de Rome, Dèce, était - lui - un homme de tradition
et un païen fervent : «pour lui c'était
presque sacré !» Voilà un «presque»
assez interpellant. Pourquoi seul les catéchumènes
auraient-ils le privilège d'avoir des conceptions religieuses
«scientifiquement exactes» alors que les païens
ne seraient que des énergumènes (6)
? Quid des hindouistes, taoïstes, animistes, etc.
? D'aimables plaisantins qu'il convient de ne pas prendre au sérieux
? Au vrai, le ton est donné par le narrateur de l'épisode
selon qui, au IIIe s., les chrétiens gagnent du terrain,
non pas en nombre - dans le monde romain, ils n'étaient
encore que quelques centaines de milliers (dixit) - mais
en visibilité.
Aussi la répression païenne est-elle, sans pudeur
aucune, qualifiée de guerre civile à l'intérieur
de l'Empire (ép. 8)
Dèce, le «bouffeur
de chrétiens», et son fils Herennius Etruscus
inaugureront la triste liste des empereurs romains tombés
contre les barbares, sur un champ de bataille... (ép.
8) |
Invasion, immigration : un problème
actuel vieux de 2.000 ans
Dans le 12e épisode, consacré à Ricimer,
Thomas R. Martin insiste sur les tensions ethniques entre les
nouveaux venus germaniques et les Romains de souche ancienne.
C'est un peu le leitmotiv de l'épisode. Difficile de nier
que la question ne soit toujours d'actualité quand on voit
nos sociétés occidentales en butte à l'immigration
de plus en plus sauvage d'individus chassés de chez eux
par la pauvreté ou les circonstances politiques, mais drainant
des cultures et des mentalités pas toujours compatibles
avec celles de leur pays d'accueil. Thomas S. Burns, de l'Emory
University, exprime on ne peut plus clairement cette inquiétude
face à l'invasion des Cimbres, qu'accompagnent femmes,
enfants et bétail (1er ép.) : «Pour les
Romains, la présence des femmes lors d'une invasion signifie
l'intention de s'implanter. Autrement dit, ce groupe est là
pour modifier sensiblement notre mode de vie. Pour menacer nos
valeurs fondamentales. Alors que si ce n'est qu'un raid militaire,
qu'une bande de jeunes, on pourra y faire face. La présence
des femmes donne au tableau un caractère migratoire. Une
permanence ! Et là, il faut une solution plus ferme, et
à long terme !»
Fraternité germanique
Parallèlement au discours inquiet sur la mortalité
des civilisations et des empires, s'en tient un second. On devine,
chez le narrateur, une sympathie WASP pour les mêmes barbares
germaniques ou brittoniques par devers les Latins. Et ce jusque
dans les justifications les plus saugrenues : «Les Romains
étaient effrayés par (...) l'odeur des barbares.
Non que les Barbares ne se lavaient pas - ils se lavaient
sans doute plus que les Romains - mais ils se parfumaient différemment,
avec de la graisse d'ours, les Romains avec de l'huile d'olive»
(ép. 1). Il se trouve ici un «sans doute plus»
croquignole, dans son opposition à ceux qui ont inventé
les thermes et qui cultivaient une manie de la propreté
quasi obsessionnelle (7).
Roman Way of Life
«Ma première impression - note Claude Aubert,
à propos de la série - est que c'est superficiel
et américain : l'Empire romain allait de Londres (ils n'ont
juste pas osé dire New York) à Bagdad !»
«... De Londres à Bagdad» en dit plus,
évidemment, que «De Londinium à Babylone».
Mais qui donc sait encore où était Babylone, sinon
dans des légendes fabuleuses ? N'est-ce pas le propre du
roman historique de ne pouvoir apprécier le Passé
qu'à travers notre perception du Présent ?
Les concepteurs de la série voient un parallèle
évident à faire entre l'Empire romain et l'Empire
américain. Et ne se privent pas de le rappeler à
tous les coups. Le précité Thomas Burns, commentant
le désastre de Varus (ép. 4), reconnaît clairement
le parallèle qu'il établit entre l'Antiquité
et aujourd'hui : «Je ne sais pas comment un Romain aurait
pu réagir mieux qu'un Américain.» Et un
peu plus loin, même épisode : «Pour Auguste,
perdre 20.000 hommes, c'est un peu comme 60.000 hommes pour les
Etats-Unis. Les Etats-Unis disposent de 600.000 hommes sous les
drapeaux. S'ils en perdaient 60.000 en une après-midi,
je pense qu'on en parlerait au «20h», non ?»
Clifford Ando (University of Chicago) compare l'attitude et les
fautes de Domitien, le va-t'en guerre gaffeur, à celles
de G.W. Bush (ép. 6) et plus loin, à propos de Marc
Aurèle vendant une partie de son mobilier pour financer
la guerre sur le Danube, risque : «Pour moi, c'était
une opération de relations publiques. On ne peut pas lever
l'argent nécessaire à une guerre en vendant son
deuxième ou son troisième service en porcelaine.
Car, grosso modo, c'est ce que l'empereur a fait. Le but était
de montrer que même l'empereur faisait des sacrifices personnels
pour le bien public. Un peu comme ceux qu'ont fait les Américains
en achetant des titres d'emprunts de guerre pendant la Seconde
Guerre mondiale» (8)
(ép. 7).
Ando compare également les Romains face à la guérilla
menée par le Breton Caratacus à la situation des
Américains du Viêt-nam (ép. 5).
«Dans la dernière année de sa vie,
constate Edward J. Watts (Indiana University), Trajan s'est
trouvé dans une situation assez proche de celle que connaissent
les Etats-Unis et leurs Alliés. C'est la même région
du monde [la Parthie correspondant à l'Irak actuelle],
avec les mêmes défenses perméables, les
mêmes frontières naturelles perméables, et
le même désir de mener en peu de temps une guerre
qui aurait dû en prendre beaucoup plus, avec un plan pour
remporter la victoire militaire mais pas de plan pour absorber
le territoire et pour organiser ce territoire.» De fait
- Trajan décédant sur le chemin du retour qui le
ramenait du front mésopotamien -, son successeur Hadrien
se retirera immédiatement de ces territoires, comme le
constate le narrateur. Lequel narrateur, si le téléfilm
n'avait pas été tourné avant son élection,
aurait pu ajouter que c'est précisément ce que fit
Obama (ép. 6).
Guerres et guerriers
Nous l'avons dit plus haut, batailles et expéditions militaires
jouent évidemment un grand rôle dans cette évocation
de la grandeur et de la décadence de l'Empire romain. Etant
assez «branché» question équipements
et techniques de combat, nous avons été particulièrement
attentifs aux laborieuses explications de soi-disant doctes spécialistes.
La pauvre justification au début de l'épisode 11,
consacré à Stilicon, selon laquelle, dans l'«incendie»
des champs de bataille, les Romains ne supportaient plus la chaleur,
donc le métal de leur cuirasses, est d'une imbécillité
consternante. Mais il n'en est pas moins vrai que, vers cette
époque, les soldats «romains» - en fait, des
mercenaires barbares -, se sont allégés, de même
que l'effectif d'une légion est passé de 5.000 à
1.000 h, et ont renoncé aux armures encombrantes.
Bien sûr, nous achoppons ici à l'éternel problème
du traduttóre traditóre ! Nous ne pouvons
qu'espérer que les responsables de la VF aient correctement
fait leur travail et soient un peu au courant de la matière...
On pourra toujours ergoter, faute d'avoir pu comparer VF et VO,
encore que... pour le téléspectateur, seul compte
le résultat final après tout. Mais si vous êtes
de ceux que cela amuse de comparer des VO et VF de DVD bilingues,
ou même seulement confronter la VF avec son sous-titrage
français... vous nous comprendrez aisément ! «Quant
à leur conception du «fonctionnaire» -
note Cl. Aubert -, elle est plus que sujette à caution
(ou est-ce un problème de traduction de la version française
?). Ainsi, les consuls - au IIe s. av. J.-C. - sont qualifiés
de «fonctionnaires» : que diraient Bush, Sarkozy,
Berlusconi s'ils étaient qualifiés de «fonctionnaires»
?» En fait, un peu plus loin dans le même épisode,
les consuls sont aussi appelés «magistrats».
Lapsus linguæ...
Négligences
ou anachronismes
Il faut tout de même une désinvolture certaine pour
négliger l'aspect des légionnaires : les soldats
de Marius anticipent les équipements du Ier s. de n.E.,
soit un siècle d'écart, ceux du Bas-Empire se sont
trompés de vestiaire, etc. Imaginez un peu un film sur
la Grande Guerre, où les Poilus auraient troqué
leur capote bleu horizon pour la tenue léopard, et leur
Lebel pour un Famas... C'est ainsi que dans Rome : grandeur
et décadence d'un Empire, les Celtes brandiront des
haches, arme germanique, et les Germains de longues épées,
arme celtique (sauf la garde en croix, médiévale,
et donc anachronique); que les archers bretons tireront avec des
arcs à double courbure, des arcs composites orientaux,
au lieu du grand arc gallois; que les Daces et quelques autres
porteront des bandanas; et que les «mules de Marius»
tiendront à bout de bras le bâton où sont
accrochés leurs impedimenta, au lieu de se le caler
sur l'épaule, avec leurs deux pila. Mais soit, on
peut - on doit ! il le faut ! - comprendre le critère économique,
la production ne pouvait se permettre de changer de costumes à
chaque épisode, et de toute façon pour le téléspectateur
c'est choux vert et vert choux !
Les acteurs anonymes et muets
sont également standardisés. Ce légionnaire
à la lorica segmentata sommairement patinée...
campera aussi bien le consul Marius en ses uvres que
l'empereur Constantin. Peu importe si ce type de cuirasse,
qui n'existait pas encore du temps de Marius mais qui n'existait
plus du temps de Constantin, de toute manière n'aurait
pu convenir pour des officiers supérieurs ! |
Décimation
Faut-il pour autant faire n'importe quoi ? L'épisode «Spartacus»
nous affirme que Crassus, décimant ses légions qui
avaient fui, fit exécuter 4.000 hommes (chiffre exagérément
complaisant - Crassus n'avait pas les moyens de sacrifier autant
d'hommes [9]).
Mais pourquoi le soldat que l'on voit bâtonné à
mort par ses camarades a-t-il conservé son casque, son
manteau, sa casaque de cuir, sa tunique ? Puisque l'on veut nous
montrer la cruauté des Romains, autant le dénuder
et lui coincer le cou dans une fourche, conformément à
la réalité historique (ép. 2).
Armaturæ des gladiateurs
Toujours dans l'épisode consacré à Spartacus,
on voit de curieuses armaturæ : fléau d'armes,
rétiaire portant un casque fermé, hoplomaque brandissant
une vouge. Bref, l'«effet Gladiator» (ép.
2) - du reste, dans l'épisode 7, celui justement qui est
consacré à Marc Aurèle et Commode, on aperçoit
fugacement un gladiateur avec un casque hérissé
de pointes, identique à celui de Russell Crowe...
Quant aux faisceaux des consuls, portés par des légionnaires
en armure au lieu des licteurs (!), ils sont garnis d'incroyables
doubles-haches... que n'aurait pas désavouées le
Régime de Vichy ! (ép. 2).
Le poncif du turban et du cimeterre
Dans le même épisode 2, abordant le chapitre de l'alliance
de Spartacus avec les pirates ciliciens «qui habitaient
l'actuelle Turquie», on nous les montre enturbannés
comme des barbaresques. Encore un beau cliché sur la Méditerranée
orientale, mais qui se trompe d'époque. Mêmes pirates
et même erreur dans l'épisode 3 évoquant les
démêlés du jeune César en route pour
Rhodes (les deux séquences sont d'ailleurs introduites
par le même plan de coupe d'une peinture montrant une galère
turque du XVIe s., avec sa voile triangulaire caractéristique).
Et dans l'épisode 1, l'évocation de Marius guerroyant
contre les Numides ne nous épargne ni turbans ni cimeterres
non plus.
Du reste, la même séquence filmée entre deux
dunes sur le rivage de la Baltique, resservira pour les guerres
parthes de Trajan (ép. 6 et 7).
Où les cascadeurs nous en donnent
pour notre argent !
Au cours de la bataille contre Arioviste, on voit deux légionnaires
romains bondir en avant et atterrir sur la tête des Germains
: cette tactique, spectaculaire certes, et digne des bersekers,
n'a rien de romaine, lesquels avançaient en évitant
de desserrer leurs rangs et se couvraient mutuellement (ép.
3).
Quant à la bataille de Pharsale, particulièrement
réjouissante, elle se passe dans une forêt, avec
les mêmes plans que contre les Cimbres, Chérusques
etc. Encore heureux qu'au montage de cette séquence on
ait tout de même songé à en sucrer les «barbares»,
de sorte que lorsque les archers romains lancent leurs flèches,
ce sont d'autres Romains qui les «réceptionnent»
(ép. 3).
En conclusion
Croisant Pompée au marché, Brutus, le fier républicain,
fléchit un genou pour lui baiser la main (ép. 3)...
on n'en finirait plus d'énumérer ces fantaisies.
Fléchir le genoux devant un pair, ce n'est certainement
pas ce qu'un fier aristocrate aurait aimé faire, même
sous la République finissante. Et certainement pas Brutus
qui passait pour en incarner les vertus jusqu'à la caricature.
On a un peu l'impression de lire un de ces livres de cuisine anglais,
traduit en français, et absolument inutilisable simplement
parce que le traducteur n'a aucune idée de la conversion
des mesures...
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