Vaste question que celle
de la représentation de l'esclavage dans des films
"reconstituant" des civilisations dites esclavagistes. L'esclavage
est un stéréotype du genre, d'autant que les
péplums se construisent volontiers sur un canevas sadomasochiste.
Egypte
Commençons par l'Egypte. Je me contenterai d'évoquer
deux classiques hollywoodiens : Terre des Pharaons
d'Howard Hawks et Les Dix Commandements de C.B. DeMille.
Dans le premier vous voyez construire la pyramide de Chéops.
Des milliers de figurants, suant et harassés peinent
sous le fouet des contre-maîtres. Il y a des images
de promiscuité, de misérables serrés
les uns contre les autres, cherchant un repos précaire.
Or on sait qu'en Egypte - qui fut, comme chez les Incas, une
civilisation socialiste avant l'heure -, ces tombes royales
furent édifiées par des paysans saisonnièrement
requis lorsque les travaux de la terre ne les retenaient pas.
Bien sûr, il y avait la menace du bâton, mais
ça faisait partie de la culture de ces rudes époques,
on ne pouvait imaginer qu'il en fût autrement. En construisant
la demeure d'éternité du dieu vivant, le fellah
pensait oeuvrer pour le bien de l'Egypte, donc pour son propre
bien. Dois-je rappeler qu'au départ Hawks, ancien aviateur,
voulait faire un film sur des coolies chinois construisant
une piste d'aérodrome, pendant la Seconde guerre mondiale,
chacun coltinant sa petite hotte remplie de terre ? Les
producteurs jugèrent que transposer ça en péplum
nilotique était beaucoup plus "entertainement" !
Et puis Les Dix Commandements qui nous montre, d'après
la Bible, un peuple vaincu - les Hébreux - construisant
la ville de Pi-Ramsès. Méfions-nous de la représentation
de l'Egypte par la Bible, surtout quand elle est relayée
par Hollywood et ses bons sentiments. Vous savez, les archives
égyptiennes n'ont pas gardé trace de Moïse
et de son peuple... Certes, les Egyptiens ont vaincu différentes
nations et ont certainement prélevé leur contingent
de main d'oeuvre pour les affecter à toutes sortes
de tâches domestiques ou agricoles (ce qui implique
aussi, je l'ai dit, de fournir la main d'oeuvre pour les travaux
de construction). Mais la notion d'esclavage, pour nous choquante,
est floue. Esclave aux mines ou esclave de maison étaient
deux conditions très différentes. A Rome,
médecins et pédagogues étaient, souvent,
de condition servile. A Rome (dès le milieu du
Ier s.), puis à Byzance et dans l'Empire
ottoman, les personnages les plus considérable étaient
des esclaves "plus ou moins" affranchis - n'oubliez pas que
l'affranchi reste un client de son ancien maître. Aussi
bien les ministres de la Sublime Porte étaient des
esclaves du Sultan.
Bible
Mais ne quittons pas le monde de l'Orient sans évoquer
Sodome et Gomorrhe d'Aldrich, beau tissu de contrevérités
par rapport à la Bible elle-même, du reste, mais
qui nous donne une belle peinture des relations souvent intimes
entre maîtres et serviteurs (la reine Bera [Anouk
Aimée] et sa favorite Ildith [Anna-Maria Pierangeli],
dont elle dispose à son gré) sans oublier la
sacro-sainte charge biblique contre l'esclavage, comme si
les Hébreux avaient été anti-esclavagistes
forcenés ! C'est un peu vite oublier que le Lévitique,
25 : 44 sqq., entre autres choses, fixe les règles
selon lesquelles un Hébreu doit traiter ses serviteurs,
autrement dit ses esclaves.
Dans les différentes versions de l'histoire d'Abraham,
on voit Sarah disposer du corps de son esclave égyptienne
Agar, pour lui servir de mère porteuse (e.a. La
Bible de John Huston, et surtout le récent Abraham,
prod. Lube, série "La Bible"). Dans Samson et Dalila
(1949), il y a aussi la scène anthologique de Samson,
les yeux crevés, est condamné à tourner
la meule des Philistins. Enfin, les différentes versions
de l'épisode de Joseph nous content l'histoire d'un
jeune hébreu vendu en Egypte, qui va connaître
une ascension sociale fulgurante (e.a. L'esclave du Pharaon
d'Irving Rapper, le Joseph, prod. Lube, série
"La Bible", et L'émigré de Youssef Chahine).
Il est des clichés qui ont la vie dure, à l'écran
comme ailleurs. Voyez les films sur la guerre de Sécession,
plus soucieux de tenir un langage politiquement correct que
de nous restituer la vérité historique. L'"institution
particulière" n'était que la partie émergée
d'un iceberg de contradictions économiques qui opposaient
le Nord industriel au Sud agricole. Les abolitionnistes constituaient
alors un élément de folklore politique, mais
le vrai débat était le droit des Etats à
se gouverner eux-mêmes - thèse de la Confédération
garantie par la Constitution -, contre le protectionnisme
prôné par l'Union. Du reste, il y eut parmi les
Border States un Etat esclavagiste - le Maryland -
qui demeura dans l'Union, aussi quand, après Gettysburg,
Abe Lincoln proclama l'émancipation des esclaves, n'émancipa-t-il
que ceux du Sud, ce qui était de bonne guerre !
Grèce
Un autre cliché contre lequel j'aimerais m'insurger
- mais il fera chaud, d'ici que le cinoche le prenne en compte
- c'est la croyance selon laquelle Grecs et Romains méprisaient
le travail, et furent rebelles à tout progrès
technologique du fait qu'ils avaient des esclaves qui pourvoyaient
à tous leurs besoins... C'est Platon qui est à
la base de ce cliché. Mais Platon était un philosophe
exprimant des opinions personnelles qui n'engageaient que
lui, ou tout au plus reflétaient les préjugés
de sa classe sociale, non les idées de la majorité
des Athéniens. Platon était un aristocrate qui
estimait que la Cité devait être gérée
par les aristocrates expérimentés, non par des
dilettantes potiers ou tanneurs. De là à croire
que "les Grecs méprisaient le travail manuel", il n'y
avait qu'un pas, vite franchi par des gens qui n'étaient
pas sans arrières-pensées ! En fait, il
y avait à Athènes une loi qui dispensait un
fils de devoir pourvoir à l'entretien de son vieux
père, si celui-ci ne lui avait pas enseigné
son métier !
Les films sur l'antiquité grecque sont en général
moins axés sur l'esclavage, car il s'agit surtout de
films mythologiques focalisés sur des exploits merveilleux,
non sur la sociologie d'une civilisation décadente
(sic). Notez bien que dans Les Travaux d'Hercule
et dans Jason et les Argonautes, les plus nobles héros
grecs ne rechignent pas à ramer sur leur galère.
Et Steve Reeves-Philippidès, anticipant les vertueux
romains de la république, Camille et Cincinnatus, préfère
les travaux des champs aux intrigues politiques (La bataille
de Marathon). Epinglons quand même Phryné,
courtisane d'Orient, qui raconte comment une malheureuse
jeune fille vendue comme esclave en vint à se prostituer
et à devenir une courtisane célèbre.
La même idée sous-tend Théodora impératrice
de Byzance de Freda : les amours de l'empereur Justinien
et de la fille d'un belluaire.
A noter que dans La
bataille des Thermopyles, on n'évoque nulle
part les hilotes. Faut-dire que ça n'aurait certainement
pas plu aux autorités helléniques, sur le territoire
desquelles le film de R. Maté fut tourné.
Pourtant Hérodote dit qu'ils combattirent courageusement
aux côtés de leurs maîtres (les hilotes,
qui à la guerre servaient de valets d'armes, combattaient
aussi comme fantassins légers : archers, frondeurs,
lanceurs de javelots).
Rome
J'en arrive à Rome. Les légionnaires romains,
qui étaient des citoyens, ne rechignaient pas non plus
à remuer la terre, construire des routes et fortifications,
tout maîtres du monde qu'ils fussent : voyez-les
trimer avec leurs esclaves juifs pour construire la rampe
d'assaut qui doit leur livrer la forteresse de Massada (Les
antagonistes, B. Sagal). Même leur
général, incarné par Peter O'Toole, s'y
met !
La plupart des films traitant des origines du christianisme
dénoncent l'esclavage, oubliant un peu vite que le
Christ lui-même recommandait aux esclaves d'obéir
à leurs maîtres. Le christianisme n'a pas aboli
l'esclavage, la preuve en est qu'il florissait encore au XIXe s.
aux Etats-Unis ! Au mieux, le christianisme finira par
interdire de réduire des chrétiens en esclavage,
d'où qu'au Moyen Age, les rois germaniques razziaient
les Slaves païens pour les revendre dans le Maghreb (de
là notre mot "esclave", du latin médiéval
slavus [servus en latin classique]).
Je suis un peu plus à l'aise pour parler de l'esclavage
dans le monde gréco-romain que dans l'Egypte pharaonique !
Le Spartacus de Kubrick donne une idée assez
juste de l'aliénation de l'homme (et de la femme),
devenu une chose à la disposition du bon plaisir du
maître. Notamment la scène où Batiatus
distribue ses servantes objets-sexuels aux gladiateurs en
mal de tendresse. Je serais plus réservé, par
contre, au niveau de l'image de la gladiature qui y est donnée,
mais c'est un autre débat, je crois. Je lance en vrac
des idées qui me traversent l'esprit. Dans La Chute
de l'Empire romain, on a un beau portrait d'affranchi
grec pédagogue (Timonidès-James Mason), qui
tient au sénat un discours sur les avantages et inconvénients
de l'esclavage : un travailleur libre n'est-il pas plus
rentable ? Dans le même sens, voyez Anthony Quayle
dans le feuilleton-TV Massada (Les Antagonistes) donnant
ses instructions aux officiers chargés de diriger les
travaux des esclaves : les traiter correctement pour
en tirer un maximum, leur ménager des temps de repos,
leur donner suffisamment à boire, etc.
Des esclaves construisent un aqueduc dans Ponce Pilate
(scène reprise dans Les esclaves les plus forts
du monde et dans L'or des Césars), de même
que le biblique L'Histoire de Ruth, nous fait visiter
les carrières de pierres des Moabites. Ah, très
bon aussi : les esclaves dans les mines de soufre, ou
utilisés comme bêtes de somme sur une latifundia
en Sicile, dans Barabbas (R. Fleischer). Voilà
pour les grands travaux.
Ne négligeons pas le parodique Forum en folie
de Richard Lester, qui nous conte au quotidien les aventures
d'un esclave larron, Pseudolus (Zero Mostel), d'après
une comédie de Plaute. Ce film est, du reste, un véritable
florilège de la condition servile. Amusante aussi la
relation maître-esclave de Richard Burton et Victor
Mature dans La Tunique, et la scène de vente
aux enchères (idem Ettore Manni faisant son
shopping au marché d'Alexandrie, dans Les
légions de Cléopâtre : il
y a là une belle fille, Marianae et son jeune frère
Raïs. "Mais celui-là c'est pour un autre usage !",
dit le marchand avec un sourire concupiscent). Et la
relation Pétrone-Eunice dans les différentes
versions de Quo Vadis ?
N'oublions pas Nydia, la touchante bouquetière
aveugle des différentes adaptations des Derniers
jours de Pompéi (sauf la version 1935, où
l'on voit, par contre, un père se vendre comme gladiateur
pour sauver son fils malade, - ou un fils, Lydon, s'engager
dans l'arène pour racheter son père esclave
dans la version TV de 1983).
Dans Cléopâtre (Mankiewicz), Iras et
Charmion, les esclaves préférées de la
Reine d'Egypte, choisissent de mourir avec leur maîtresse.
Une brève scène du Fellini-Satyricon
montre un maître qui, avant de s'ouvrir les veines,
affranchit les gens de sa maison ("Hommines et mulieres,
ego libero vos... Je déclare que cet homme... ce garçon...
et cet homme sont libres !").
Rien à retenir, par contre, de la bataille navale
de Ben Hur (1957), très spectaculaire et réussie
cinématographiquement parlant sauf que : 1) les
batailles navales se gagnaient à la rame, le mât
étant abattu et la voile affalée; 2) les
rameurs n'étaient pas des esclaves mais des professionnels
libres (enfin, en principe : à Actium, Marc Antoine
embrigada de force toute sortes de gens pour remplacer ses
équipages décimés par la malaria; mais
ce n'est pas de l'esclavage ça, le même procédé
avait encore cours dans nos marines européennes, voici
un peu plus d'un siècle !). Du reste, ce sont
les très chrétiens Chevaliers de Rhodes qui,
les premiers, eurent l'idée d'enchaîner des prisonniers
turcs sur les bancs de leurs galères (XVe s.).
Bon, j'arrête, il y a des esclaves dans chaque péplum
et je devrais les citer tous. En ce qui concerne l'esclavage
à Rome, je vous renvoie à Joël Schmidt,
Vie et mort des esclaves dans la Rome antique, Albin
Michel, 1973, 284 p.
Voilà, j'espère avoir répondu à
votre question.
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