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JANVIER
- FEVRIER 2004
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- 22 février 2004 :
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20 Février 2004 |
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Lunis nous a
invité à visiter son site KABYLIAN
dédié à la défense de la culture
berbère. Nous y avons trouvé la traduction d'un
texte d'une ethnologue américano-berbère, Helen
Hagan, relatif à la représentation à
l'écran des anciennes cultures d'Afrique du Nord, avant
la conquête arabe du VIIIe s. de n.E. - en particulier
dans Gladiator de Ridley Scott.
Il s'en est suivi, du 20 au 22 février,
un fructueux échange de courriel avec Lunis dont nous
avons conservé ici l'essentiel, y compris les digressions.
DE HELEN HAGAN (Los Angeles) :
Les IMAZIGHEN (pluriel de AMAZIGH, les Berbères)
peuplent l'Afrique du Nord depuis les temps Néolithiques
et parlent une langue commune, le Tamazight. Nous
sommes ce peuple que les Phéniciens et les
Grecs trouvèrent sur les rives de l'Afrique
du Nord.
Nous sommes ce peuple que les Romains rencontrèrent
dans les régions qu'ils nommèrent
Numidie (la Tunisie et l'Algérie orientale)
et Mauritanie (le Maroc et l'Algérie
occidentale). Aujourd'hui, plus de trente millions
de Berbères vivent en Afrique du Nord.
Le film Gladiator est sorti depuis
vendredi, 5 mai [2000], sur grand écran à
travers l'Amérique et le monde. Ce spectacle
somptueux et coûteux proposé par DREAMWORKS
et UNIVERSAL STUDIOS ravive un type de divertissement
populaire HOLLYWOODIEN : la tradition de l'épopée
romaine postérieure à la Seconde guerre
mondiale - le péplum -, avec plus de violence,
plus de bruit, plus de conflits d'armes, et aussi
plus... de bêtises !
Nous nous inquiétons particulièrement
de l'image déformée que le film donne
de notre peuple, les IMAZIGHEN. Avec un budget estimé
à plus de 100 millions de dollars, un grand
effort de recherche a apparemment été
consenti pour reconstituer l'armée et les
arènes romaines, et le mode de vie des Romains.
Les producteurs espèrent renouer, pour les
hordes cinéphiles entassés dans les
salles obscures, avec les foules du passé
qui s'agglutinaient dans les arènes afin
d'être les témoins de la brutalité
glorifiée, acclamant le carnage et éprouvant
les fortes sensations de la sauvagerie - et ainsi
renflouer les caisses vides ( ?) de DREAMWORKS et
ses partenaires qui délibérément
misèrent sur le pouvoir de tels phénomènes
de masse. Cependant, les décors, armures
et costumes ne s'attachèrent avec quelque
soin qu'à de reconstitution de... Rome.
Les scènes nord-africaines de ce
film ont été loupées. Pendant
quarante-cinq minutes du film, le personnage principal,
interprété par Russell Crowe, vit
dans une région nord-africaine, la Maurétanie
des Romains.
Cette partie du film a, en effet, été
tournée à Ouarzazate, au Maroc, qui
aux temps des Romains était, en fait, le
pays des Maures, à l'ouest de la Numidie.
Dans l'Afrique antique, les deux régions
faisaient partie de l'Empire romain. Les producteurs
semblent avoir négligé d'engager des
consultants spécialistes sur l'Afrique du
Nord antique pour ces séquences. Ceux-ci
les auraient mis au courant du fait qu'en 180 av.
notre ère, les Maurétaniens et les
Numides (les Berbères d'aujourd'hui) étaient
les indigènes de l'Afrique du Nord, et qu'il
n'y avait pas d'Arabes dans la Numidie en l'an 180
avant Jésus-Christ !
Les Arabes n'avaient pas encore envahi l'Afrique
du Nord à cette époque : cela s'est
fait que beaucoup plus tard, vers 700 après
Jésus-Christ. Or l'action de ce film met
en scène ce général romain
au milieu d'un marché rempli de personnages
habillés de voiles flottants et arborant
des turbans, qui sont des costumes purement arabes
qui n'étaient nullement portés par
les Nord-Africains de l'époque, avant l'arrivée
des Arabes. Pendant ce temps, à l'arrière-plan,
on entend en fond sonore une musique orientale que
l'audience américaine peut facilement identifier.
Malheureusement, la musique orientale était
inconnue des Berbères, Numides ou Maures,
et des habitants d'Afrique du Nord en général,
à cette époque.
Ainsi dépeintes, les scènes
du marché sont plus évocatrices du
bazar arabe, décors hâtivement bâtis
dans les arrières studios de Hollywood comme
en fit de «Yore» la WARNER BROS et les
autres. Ils sont totalement inexacts pour le temps
et le lieu que ce film tente de dépeindre.
De plus, manquant totalement de respect pour la
culture et les traditions d'une population entière
de Berbères habitant en Afrique, ils sont
comme tels préjudiciables.
Proximo, l'entrepreneur et entraîneur
de gladiateurs que nous trouvons dans cet absurde
marché, est interprété d'une
part par Oliver Reed, et d'autre part par l'illusion
des images numériques, après le décès
de celui-ci pendant la production. Comme un commerçant
local d'esclaves, il porte aussi un turban, et affecte
la mine du commerçant jovial et louche :
l'image stéréotypée du marchand
arabe, plus en accord avec Hollywood qu'avec les
vrais Berbères. De ce romantisme, nous apprenons
que cet individu est supposé être un
Bédouin, qui parle Berbère à
ses assistants !
Les Historiens savent que, venant de la
Péninsule Arabique, les Bédouins n'ont
commencé à émigrer vers l'Egypte
qu'au septième siècle après
Jésus Christ, et ces vagues de migration
bédouine ne sont arrivées dans le
Maroc qu'au onzième siècle. En effet,
la confusion entre Berbères et Arabes dans
l'esprit des producteurs et les diffusions par ces
images, renforçant tous les préjugés,
les idées fausses, entérinent les
mauvaises représentations et les stéréotypes,
l'ignorance du passé de notre peuple - les
Imazighen (les hommes libres), appelés par
les conquérants romains Numides, Maure, et
plus tard collectivement désigné par
les Arabes comme «Berbères».
Juba (un prénom très Amazigh, que
portaient deux de nos célèbres Rois,
Juba I et Juba II de la première période
romaine) est le leader des archers numides, qui
se lie d'amitié avec le général
romain devenu esclave et gladiateur. Il doit être
dit que seule l'audience moderne de nos jours peut
fermer les yeux sur un tel virage d'événement
incongrus. Ici, les producteurs semblent avoir confondu
les Numides avec les Nubiens, un groupe d'Afrique
noire. Pour incarner le rôle de ce dirigeant
Amazigh, ils ont engagé un acteur nigérian,
Djimon Hounsou. Il est totalement improbable, sinon
totalement ridicule, que des archers numides soient
menés par quelqu'un qui n'est pas des leurs
- de leur communauté ou de leur famille.
Les Numides sont décrits comme ayant des
cheveux blonds-roux et des yeux clairs. C'est comme
si on nous montrait, par exemple, un groupe d'infanterie
grecque menée par un Congolais ou un Indien
des Antilles. Ce genre d'erreurs - qui sautent aux
yeux - n'amusent pas les Imazighen, dont un grand
nombre vit en Amérique et au Canada, et plus
d'un million et demi en France et plus dans divers
pays européens, et - comme indiqué
ci-dessus -, plus de trente millions en Afrique
du Nord, aujourd'hui. Nous luttons pour la reconnaissance
de nos droits linguistiques, culturels et humains
et historiques au niveau international, par les
associations culturelles, par les moyens de radios
et télévisions, par un mouvement international
qui siège à Paris, et les Nations
Unies. Nous constituons un petit pourcentage de
la population en Egypte, Libye et Tunisie, mais
sommes plus de 30 % en Algérie, plus de 50
% au Maroc : tous ces pays sont souvent considérés,
et par grave erreur, comme étant entièrement
arabes. Nous ne voulons pas être dépeints
comme des Arabes par des producteurs d'Hollywood,
particulièrement dans un film qui sera vu
par une énorme audience. Nous protestons
avec force et véhémence contre la
lourde main de DREAMWORKS et les Studios UNIVERSAL,
qui perpétuent des stéréotypes
dommageables et des représentations erronées
de notre culture et notre peuple.
Nous, les Imazighen d'Amérique, avec le soutien
de millions d'Imazighen dans les diverses parties
du monde, dénonçons le probablement
involontaire, mais non moins blessant flagrant déni
de nos droits à être justement dépeints
dans notre propre habitat, notre musique, l'aspect
de nos vêtements - et dans tout ce qui constitue
notre patrimoine et notre héritage culturel.
Nous préférerions ne pas être
montrés à travers les écrans
de cinéma partout dans le monde, plutôt
que dans le déguisement d'une autre culture.
Soutenus par le tout-puissant dollar, les puissants
magnats de Hollywood se permettront-ils d'atteindre
aux droits et de porter préjudice à
un peuple entier sans que nous protestions ?
Nous tenons à affirmer publiquement que,
dans le monde d'aujourd'hui, Gladiator est un méfait
onéreux, qui n'ira pas sans notification
: il a nuit, à un niveau mondial, aux droits
et la culture d'un peuple avec plus de 4.000 ans
d'histoire. Quelques dollars soigneusement dépensés
pour les consultants pourraient avoir été
un bon investissement...
Texte traduit par Lounis
Igderzen [Relu par Michel Eloy]. (Pour l'original
en anglais :
www.tamazgha.org / sa traduction française,
première manière, sur AMALOU
TIMESRIRIN)
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Le souk aux laines teintes
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RÉPONSE
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La cause des Berbères
a toute ma sympathie. Ma passion pour la Méditerranée
antique et pré-islamique (au milieu du IIIe s. de n.E.,
l'Eglise de Carthage était plus importante que celle
de Rome), mes recherches sur le magnifique roman de Pierre
Benoit (L'Atlantide) et aussi votre héroïne,
La Kahéna, ainsi qu'un voyage en Algérie voici
bien des années (déjà !) me portent à
vous soutenir moralement.
Il me souvient que tel roman de Noel B. Gershon/Leslie Turner
White intitulé Scorpus le Numide (Scorpus the Moor)
(Fleuve Noir, 1965) m'est tombé des mains après
dix pages, lorsque je lus que ce fameux aurige nord-africain
(1),
devenu Flavius Scorpus à Rome sous Néron où
il comptabilisa 2.048 victoires à vingt-sept-ans s'appelait...
Ahmed, dans sa langue !
Ahmed est un prénom arabe, langue sémitique.
Les Berbères parlent une langue hamitique, une langue
africaine cousine de l'égyptien pharaonique. On tiendra
pour exaspérante la vision réductrice d'un Maghreb
qui n'aurait pas évolué au cours des deux derniers
millénaires - entendez qu'il y a deux mille ans, il
était déjà comme aujourd'hui, c'est-à-dire
arabisé et musulman.
Or le paysage a bien changé, avec la
désertification du Sahara. N'oublions pas que c'est
en Afrique du Nord que les Romains razziaient les animaux
exotiques - fauves, mais aussi girafes, éléphants,
rhinocéros, etc. - qu'ils exhibaient et massacraient
dans leurs jeux du cirque. Aujourd'hui, on n'imagine plus
que le tels animaux y eussent vécu. En ce qui concerne
la population humaine, les seuls Sémites qui y vivaient
étaient les Phéniciens qui y avaient essaimé
leurs comptoirs commerciaux; le plus connu étant Carthage.
Et sans doute aussi - depuis Trajan - les Juifs fuyant les
persécutions, conséquence de leurs révoltes
contre le pouvoir romain, qui avaient vu la Cyrénaïque,
Alexandrie, la Judée et Chypre mises à feu et
à sang (ou faut-il remonter à la Tarsish [2]
de Salomon, ou à la dispersion des Dix Tribus d'Israël
[3]
?).
C'est dans ce milieu païen-africain, partiellement
judaïsé-canaanisé, que s'est développée
la première grande église chrétienne
hors de Judée. Bien avant celle de Rome. Outre des
martyrs fameux comme Cyprien, Perpétue et Félicité,
l'Eglise de Carthage - l'Eglise d'Afrique - a donné
des Pères aussi éminents de Tertullien et Augustin.
Ce fut là aussi que, sous l'influence des Wisigoths,
un foyer d'hérésie arienne prépara le
terrain à l'Islam (disciples de l'évêque
d'Alexandrie Arius, les Ariens considéraient Jésus
comme un simple prophète, non comme Dieu).
Et il en alla ainsi jusqu'au VIIIe s., lorsque
les Arabes musulmans, maîtres de l'Egypte et voulant
soumettre l'Empire chrétien de Byzance, résolurent
d'isoler la Ville des Villes en la coupant de ses territoires,
en s'emparant de l'Afrique du Nord reconquise sur les Wisigoths
par Bélisaire au siècle précédent.
Cette Méditerranée que le christianisme avait
unifié pacifiquement, l'Islam allait se l'approprier
par le droit de l'épée - mais la soumission
des Berbères ne se fit pas sans difficultés.
La reine des Aurès leur tint tête plusieurs années
durant. On ne sait si la Kahéna, personnage historique
largement nimbé de mythe, était chrétienne,
juive ou païenne mais, tantôt aidée par
les Byzantins, tantôt solitaire, elle mena une politique
de la terre brûlée, disputant âprement
chaque pouce de terrain, et défit plusieurs armées
arabo-musulmanes avant d'être capturée et décapitée.
Avant de mourir, toutefois, elle engagea ses fils à
embrasser l'Islam. C'est du moins ce que prétendent
les historiens arabes.
On sait ce qu'il advint depuis : convertis
de force, les Berbères douze fois apostasièrent,
comme l'écrivit Ibn Khaldoun. Aujourd'hui encore, Arabes
et arabisés tiennent les Berbères du Maghreb
pour une sous-culture, et les cinéastes - qu'ils soient
d'Hollywood ou de Cinecittà - sont incapables, dans
un film historique, d'imaginer les Numides et les Maures d'autrefois
autrement que dans le décorum et les costumes du conquérant
musulman. Parfois, cela peut s'expliquer par un manque de
moyens : dans Salammbô (1959), Sergio Grieco
filme des cavaliers tunisiens contemporains dans leur gandoura
faisant la fantasia, dont il intègre les images
tant bien que mal, plutôt mal que bien, parmi celles
de ses mercenaires grecs ou gaulois révoltés
contre Carthage, demi-nus eux. Dans le même film, l'espace
d'un plan, on entreverra également une ziggourat empruntée
à la Mésopotamie - si bien est ancrée
l'idée que le Maghreb est de civilisation sémite
(4)
(id. est «arabe»).
Où l'architecture de
Carthage l'Africaine se confond, ici avec Mycènes,
la Porte des Lionnes (le motif des lions affrontés
de part et dautre dune colonne),
ailleurs avec celle de la Mésopotamie
(une ziggourat en arrière plan - nous
navons malheureusement pas la photo) («Salammbô»,
S. Grieco, 1958)
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Le «Conseil des 103»
: le Sénat de Carthage. Notons les gardes,
vêtus de la longue robe bleue des Touareg,
le bouclier marqué du symbole de Tanit
(«Carthage en flammes», C. Gallone,
1959)
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Une Rome wagnérienne
lorgnant vers le cinéma de Leni Riefensthal
et les grand-messes nationales-socialistes du
genre du Congrès de Nuremberg (1933)
(«Gladiator»).
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Toutefois, ces considérations n'enlèvent
rien à l'intérêt de ce magnifique film
épique américain, Gladiator, que vous
prenez à partie, et qui cependant - à mon avis
- prenait plus de libertés encore avec une civilisation
romaine wagnérienne qu'avec les Imazighen !
En particulier les scènes de gladiature - qui sont
très envoûtantes cinématographiquement
parlant et restituent merveilleusement l'ambiance de la célèbre
toile de Léon Gérôme, Pollice Verso
- mais qui ne sont pas acceptables du simple point de vue
historique !
Je prépare à ce sujet un dossier que je mettrai
en ligne sur mon site dans quelques mois.
Je ne puis toutefois m'empêcher de réagir
à certains termes de l'analyse que vous avez publiée.
Helen Hagan déplore que, faisant un film sur Rome,
les producteurs hollywoodiens n'aient pas engagé des
consultants sur... l'Afrique du Nord ! Je lui retourne la
critique. Se fiant innocemment au générique
américain, Helen Hagan fait remarquer qu'en 180 avant
Jésus-Christ les Arabes étaient encore bien
loin d'occuper l'Afrique du Nord. Mais Marc Aurèle
est mort en 180 après Jésus-Christ. Et
bien sûr, les Arabes n'occupaient toujours pas l'Afrique
du Nord : mais quel dommage que Miss Hagan n'aie pas consulté...
un consultant en Histoire romaine, qui lui aurait évité
de prendre pour argent comptant les approximations d'un producteur
hollywoodien ! (Ou tout simplement : quel dommage que Miss
Hagan n'ait pas ouvert son dictionnaire !)
Ce n'était qu'une erreur de calame (a slip of the
pen) du pauvre préposé responsable du générique,
lequel a depuis été corrigé (sauf erreur
de ma part). Mais n'est-ce pas une habitude, chez tout un
chacun, de ne voir que la paille, pas la poutre ?
Je me demande toutefois où
Miss Hagan a pris que Juba (Djimon Hounsou) serait le
chef d'archers numides, par ailleurs inexistants dans
le film de Ridley Scott ? Juba est un esclave-gladiateur
razzié on ne sait où en Afrique. Point.
Je vous avoue que je me suis souvent interrogé
sur le type ethnique des Berbères antiques, dont
le fantasmatique Chleuh blond, du nom d'une tribu
marocaine qui en français désigne des
blonds «aryens» allemands (argot de la Légion
étrangère). «Numide» signifie,
en grec, «nomade», mais «Maure»
ne renvoie-t-il pas, dans la même langue, à
mauros, «noir» [grec moderne] ? Le
prénom Maurice fait référence à
un martyr d'origine égyptienne et le français
«tête-de-maure» désigne la
couleur brun-foncé. Nombre de Marocains et d'Algériens
sont des Noirs venus du Sahel, au-delà du Sahara.
Vous voyez, la confusion existe dans notre esprit. Ainsi,
dans la bande dessinée de Victor Mora (sc.) et
Raphael Marcello (d.), «Taranis, Fils des Gaules»
(5),
le Numide Yambo, ex-mercenaire de Jules César,
est un black pur jus ! Et dans les intertitres
de Cabiria (1913), chef d'uvre absolu du
cinéma muet italien, la reine numide Sophonisbé
- par ailleurs incarnée par une actrice de race
blanche, Italia Almirante Manzini - est désignée
par le poète nationaliste Gabrielle D'Annunzio
comme «l'ardente fleur du Mélagréen»,
ce qui signifie, donc, que le Numide Massinissa serait
un homme de couleur (grec mélas, «noir»). |
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Dans la BD «Taranis»
(V. Mora & R. Marcello), le mercenaire numide
Yambo («Bonjour», en swahili - N.d.M.E.)
est un black pur jus. La présence de Numides
mercenaires (cavalerie ou infanterie légère
?, nous l'ignorons au juste) dans l'armée
de Jules César, est attestée dans
la Guerre des Gaules au moins pour l'année
57 (G.G., II, 7 et 24).
Yambo (que nous hésitons à qualifier
de «beur») va aider le jeune Taranis,
héritier spirituel de Vercingétorix,
à restaurer - à travers l'«épopée
de la Résistance» - une mythologie
républicaine qui n'a pas toujours eu très
bonne presse (Napoléon III et Vercingétorix
!). C'est-y pas beau tout ça ? C'est ainsi,
en tout cas, que le «politiquement correct»
prend l'Histoire en otage...
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Scipion le Romain et son allié
Massinissa, roi des Numides, le «mélagréen»
(«Cabiria», Giovanni Pastrone, 1913).
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Mais revenons à Gladiator. Dans la logique interne du film, les scènes nord-africaines - tournées, effectivement, dans les Studios Atlas Films de Ouarzazate, au Maroc - se situent dans une province de l'Empire romain nommée Zucchabar (en fait l'actuelle ville de Miliana en Algérie, l'antique Mauritanie Césarienne, en pays berbère). Par ailleurs, Ridley Scott a recréé Rome en filmant, paraît-il [je n'ai pas vérifié] un panorama de Malte dans lequel il injecta des monuments
néo-classiques... de Londres - déclarera,
dans des interviews, avoir engagé des documentalistes...
qui firent très bien leur travail... mais que lui
n'avait jamais eu la prétention de faire une reconstitution
archéologique de la Rome antique ! De tout ce que
Ridley Scott a pu dire à propos de son film (et
j'en ai deux classeurs pleins) cet aveu plein d'humilité
et de sagesse est sans doute ce qui m'a le plus touché.
That's Hollywood !
Il y avait dans la peinture hyperréaliste
du XIXe s., une connivence certaine entre les pompiers et
les orientalistes : c'étaient du reste souvent les
mêmes artistes. Elle se reflétera dans le péplum,
qu'ils soit italien ou américain. Dans toute scène
de marché - en particulier le marché d'esclaves,
connotation incontournable de notre imaginaire, mais n'est-ce
que de l'imaginaire ? - il y aura à Rome des individus
en costume «arabe» (djellaba, turban...). Après
tout, de la toge à la djellaba...
Si Gladiator a pu simplement ressusciter
le péplum moribond, ou - mieux - piquer la curiosité
du public pour les fastes de la civilisation de la Rome antique
ou pour... les Imazighen, tant mieux !
Mais il serait de vain de prétendre à davantage. |
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21 février 2004 |
Réaction
de Lunis : |
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En
fait Helen Hagan s'est renseignée auprès des
studios, qui lui ont donné ces informations. Les Berbères
ne sont pas un peuple noir à la base. Comme vous devez
le savoir, les peuples sont tous originaires d'Afrique. Les
Berbères ne sont que les hommes blancs qui préférèrent
demeurer en Afrique, plutôt que de migrer en Europe.
Massinissa et Jugurtha n'étaient pas noirs de peau.
Le nom de Massinissa vient de la racine lybique MSNSN,
qui signifie en berbère «leur chef»; le
terme «Maure» vient du nom Maurétanie,
transcription du mot berbère tamurth «le
pays».
Les Arabes ont désigné
les tribus numides et maures (berbères) par ces termes
:
- Kabyle : de l'arabe
«qbayl» qui veut dire «tribus»;
- Chleuh : de l'arabe
«chelhi» qui veut dire «dénudés»;
- Chaoui : de l'arabe
«echaoui» qui veut dire «bergers»;
- Touareg : de l'arabe
«tergui» qui veut dire «abandonnés
de Dieu».
Je vous invite à
lire les uvres de Gabriel Camps, un éminent berbérologue,
et le livre de Malika Hachid, Les premiers Berbères,
qui vous en apprendront plus sur les Berbères lybiens
de l'époque de Ramsès III, et sur le pharaon
Sheshonq, lui-même d'origine lybienne.
Guerriers berbéro-lybiens
de l'époque de Ramsès III, d'après
des bas-reliefs égyptiens (extrait de Jacques
Martin & Jacques Denoël, «Le Costume
antique (1)», Dargaud, «Les voyages d'Alix»,
1999). De gauche à droite : trois tchemehou
(le premier est couvert de tatouages), un meswesh
et, accroupi, un archer tehenu.
Notez le sexe du premier et des deux derniers, enfermé
dans un étui pénien.
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RÉPONSE
: |
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Donc Helen Hagan a écrit
sa critique sans avoir vu le film, en vision de presse ou
autrement ? Bravo !
1. Si Helen Hagan avait vu Gladiator,
comment aurait-elle pu écrire que Juba commandait
à des archers numides ? Dans le film, Juba dit à
Maximus qu'il était chasseur et vivait bien tranquillement
dans sa tribu, avec sa femme et ses enfants...
Je suis tout aussi choqué que vous
de voir ce stéréotype de l'Arabe plaqué
sur les Berbères et j'approuve Helen Hagan dans sa
protestation. Mais le paragraphe sur Juba est une erreur
de sa part.
Je pense que Juba-Djimoun Honsou ne faisait
rien de plus que reprendre le rôle de Draba-Woody
Stroode dans le Spartacus de Stanley Kubrick en 1960
(qui est aussi le roi des Nubiens faisant sa soumission
à Pharaon dans Les Dix Commandements de Cecil
B. DeMille). De la part des producteurs, il n'y avait pas
de malice là dessous. Il y a une vraie tradition
pour voir des noirs dans le rôle du rétiaire,
probablement à cause du film de Kubrick. Regardez
la superbe BD Murena
de Delaby et Dufaux.
2. Voici bien des années, je
m'interrogeais à propos des coiffures des soldats
égyptiens des temps pharaoniques, constatant qu'au
cinéma, mais aussi dans la BD, la peinture historique
du XIXe s. etc. ils portaient systématiquement des
coiffures royales... quoique quelque part, la forme du némès
n'était pas très éloignée de
celle du keffieh bédouin. A partir de là,
je me suis interrogé sur le cliché du turban
oriental dans les films romains. Si vous vous rappelez Spartacus,
songez au capitaine des pirates ciliciens (l'Arménie
méridionale, en Turquie), qui promet ses bateaux
à Kirk Douglas ! Il porte un somptueux turban en
lamé argent !
Les premiers épisodes de «Jugurtha»
(Laymillie [Jean-Luc Vernal] (sc.) et Hermann (d.))
parurent dans «Tintin» en 1967. Le Numide
Jugurtha est de race blanche, mais son armée
contient de nombreux alliés recrutés
au cur de l'Afrique noire, qui affronteront
les légions de Marius (!).
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Il me revient une autre BD des années
'60 qui, dans les milieux bien pensants de l'époque,
fit scandale parce que ses auteurs prenaient le parti des
Berbères contre les Romains (Jugurtha, de
Hermann [6]),
publiée dans Tintin. Dans cette bande dessinée
Jugurtha est blanc, mais dans son armée il y a des
blacks d'Afrique centrale... Dans Cabiria
(1913), comme je l'ai déjà dit, Sophonisbé
est blanche, mais Massinissa (Vidale De Stefano) est un
blanc... très bronzé, aux cheveux crépus,
est qualifié de «Mélagréen».
Et dans ce film, l'esclave nègre Maciste est incarné
par un Italien blanc - Bartolomeo Pagano -... passé
au cirage. Je rappelle que le film est de 1913, et que l'année
précédente les Italiens avaient arraché
la Libye à l'Empire ottoman. Les événements
historiques dont traite le film, c'est-à-dire la
Seconde guerre punique, sont un paravent derrière
lequel s'inscrivent en filigrane les prétentions
coloniales italiennes en Libye et en Tunisie, mais aussi
en Erythrée, en Somalie et en Abyssinie... Ceci explique
peut-être cela. Une confusion plus ou moins délibérée
entre Africains blancs et noirs...
De même qu'en 1912, la victoire sur
les Turcs des Italiens - qui, outre la Libye, avaient également
obtenu l'annexion de Rhodes et des îles du Dodécannèse
-, a été célébrée par
un autre film patriotique en deux volets : Les Chevaliers
de Rhodes et Infamie arabe (Mario Caserini, 1912).
Ces deux films racontaient comment, au Moyen-Age, les Italiens
- c'est-à-dire, la République de Venise et
les Chevaliers de Saint-Jean -, avaient héroïquement
défendu l'île de Rhodes et ne l'avaient perdue
que par trahison (en 1480). Ici, ce sont les Turcs qui sont
confondus avec les Arabes, sans doute parce qu'ils sont
musulmans comme eux.
3. En ce qui concerne les Maures actuels,
je vous crois volontiers : ce sont des blancs. La majorité
des Marocains sont des blancs. Mais comme je l'ai expliqué,
exemples à l'appui, il y a amalgame dans l'esprit
du public, et beaucoup les croient noirs, peut-être
par confusion avec l'actuelle Maurétanie, qui est
au sud du Maroc.
Rappelons aussi l'ambiguïté des Touareg vêtus
de bleu, qui sont des blancs, mais qui vivent mélangés
avec d'autres tribus nomades vassales vêtues de
blanc, qui sont de race noire.
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Même jour |
Réaction
de Lunis |
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Mais
non, Helen Hagan a vu le film mais a aussi été
se renseigner, sans toutefois parler à Ridley Scott
lui-même. Ils lui ont donné certaines infos sur
le film.
Helen Hagan est une scientifique
qui étudie beaucoup son peuple et aussi l'Egypte; ses
travaux sont sérieux, comme par exemple le rapprochement
entre la culture des Egyptiens antiques et celles des Berbères.
(...) Je connais la BD
Jugurtha de Franz et Vernal. Juba est le nom de deux
souverains berbères de l'Antiquité. Cette info
sur l'origine «numide» de Djimon Hounsou lui a
été donnée par le staff du film.
Il semblerait qu'ils aient confondu Nubiens et Numides; de
même que Proximo (Oliver Reed), dans le film, soit censé
incarner un Berbère, mais sa tenue n'est pas conforme
pour l'époque. Je trouve même cela une insulte
: le souk de Gladiator ressemble beaucoup à
un souk marocain actuel. Je trouve cela insultant.
Ça équivaut à prétendre qu'en
2.000 ans l'Afrique du Nord n'a pas évolué !
Il n'existe pas de péplums consacrés aux Berbères.
Je ne puis vous conseiller qu'un film historique d'Azzedine
Meddour, La montagne de Baya, qui narre l'histoire
d'un chef de tribu kabyle des années 1800.
(...) Ce n'est pas la
qualité du film Gladiator que je critique, mais
la réécriture de l'histoire et le non-respect
des cultures et des peuples.
Je suis d'origine numide, de Saldæ, c'est-à-dire
la région de Bejaïa en Algérie : cette
région faisait partie de la Numidie, et pourtant je
suis loin d'être noir (!). En fait les gens se posent
rarement les bonnes questions sur mon peuple : je ne nie pas
le fait qu'il existe des Berbères noirs (7),
mais ce n'est pas sur la partie nord de l'Afrique que vous
les trouverez.
Il serait farfelu de croire que Massinissa et Jugurtha sont
noirs, regardez les pièces à leur effigie ou
même une statue de Massinissa, qui a été
retrouvée... Bon, passons de ce côté là...
Les péplums ont
toujours déformé l'image de mon peuple et aussi
celles des autres, un déni de plus ou moins sur mes
ancêtres ne changera rien à sa situation... |
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22 février 2004 |
Lunis
réécrit |
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Savez vous
qu'il se prépare un film sur Hannibal le Carthaginois...
avec Denzel Washington dans le rôle du général
?
Denzel Washington est un acteur noir. Sans doute les studios
croient-ils qu'Hannibal l'était aussi. Et puis, il
faut satisfaire un public afro-américain en quête
de héros... ?
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A gauche : tête d'Hannibal, selon
Gilbert Charles-Picard («Hannibal», Hachette,
1967).
A droite : un buste d'Hannibal, plus hypothétique. |
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RÉPONSE
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A ma connaissance, il y a (ou
il y avait) deux projets en route, sur Hannibal.
1) Un téléfilm en deux parties d'Alberto Negrin
(Secrets of Sahara), prod. Horizon Entertainement;
2) Un film de cinéma, prod. Revolution Picture/Sony,
avec Vin Diesel dans le rôle titre. En ce qui concerne
ce dernier, il n'y a pas trop lieu de s'inquiéter.
Selon IMDb, son Hannibal est prévu pour 2005.
Son scénariste est David Franzoni (Gladiator)
et Vin Diesel - qui s'est réservé le rôle
d'Hannibal Barca - en est aussi le producteur.
En 1996, Moustapha «Le
Message» Akkad avait annoncé le tournage
d'un Hannibal avec Robert De Niro, dans le rôle.
Une production Tarak Ben Ammar. C'est vrai que le beau Vic
Mature (1960) n'intéresse plus que les vieux dinosaures
dans mon genre, mais son faciès méditerranéen
pouvait encore assez bien correspondre à celui du suffète
carthaginois. Quoique...
Victor Mature incarne Hannibal
dans le film homonyme de C.L. Bragaglia (1960). |
Mais Denzel Washington... le black qui
jouait dans Glory ? J'avais beaucoup aimé ce
film consacré à la constitution par les fédéraux
d'un régiment noir, pendant la Guerre de Sécession.
Toutefois, un acteur noir dans le rôle d'Hannibal ?
J'hallucine... Pourquoi pas dans celui de De Gaulle ou de
Poutine ? Ou Michel Blanc dans le rôle de Nelson Mandela
ou de Martin Luther King ? Pourquoi se gêner, tant qu'à
faire ? Ca me fait penser au gars qui croyait que Scipion
l'Africain était un noir. A cause du surnom d'Africanus
(qui en réalité veut dire «Vainqueur de
l'Afrique»), et peut-être à cause du fameux
buste en bronze qui - en photo - peut laisser penser qu'il
avait la peau sombre...
Ceci confirme ce que je disais... Il y a bien confusion dans
l'esprit des gens. Pourtant Hannibal n'était ni Numide
ni Maure, mais Carthaginois, c'est-à-dire Phénicien,
donc Sémite, peut-être mélangé
de Berbère.
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Lunis
réagit : |
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Concernant
Hannibal, oui il est sémite, cela est sûr. On
ne sait pas trop s'il a aussi des origines berbères
: les Carthaginois n'étaient pas très amis avec
les tribus numides «massyles» (celles de Massinissa).
D'ailleurs, la Troisième guerre punique, si je ne me
trompe pas, a été causée par Massinissa,
qui voulait récupérer des territoires colonisés
par les descendants des Phéniciens.
Quand au choix de Vin
Diesel, ayant vu l'acteur, je trouve qu'il correspondrait
bien. Ce que je crains, maintenant, c'est le choix
de l'acteur qui incarnera Massinissa dans le film (!).
C'est dingue quand même, c'est pas les moyens qui manquent
à Hollywood ! |
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RÉPONSE
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Si j'en crois L'Enéide
de Virgile (je cite de mémoire), Didon épousa
Iarbas, roi des Libyens. Il y a sûrement eu un mélange
des Phéniciens avec les femmes du pays.
Oui, après son Hannibal (2001)
- suite du Silence des Agneaux avec Anthony Hopkins
dans le rôle d'Hannibal Lecter, un serial-killer anthropophage.
«Hannibal le Cannibale». Ça sonnait bien
- Ridley Scott, auréolé du succès de
Gladiator, envisagea différents projets de péplums,
dont un Hannibal historique, d'après le très
controversé roman de Ross
Leckie. Il s'agissait d'un projet Revolution
Studios (groupe Sony) de 2002, qui si tout va bien
sera mis en chantier en 2005. Mais en 2001, la 20th Century-Fox
avait caressé le même projet, dont elle proposa
le rôle-titre à Denzel Washington, lequel - sans
complexe - avait accepté (avril 2001). Les commentaires
des Internautes ne sont pas tristes (Allo
Ciné etc.)... Reflet de notre belle démocratie
multiculturelle [id. est «néga-culturelle»],
les hilotes internautiques n'y voient franchement aucun inconvénient.
Une betterave rouge dans le rôle de Staline ou un concombre
masqué dans celui de W. Bush ne feront pour eux aucune
différence, dans cette auberge espagnole où
ils se sont attablés... les coudes plantés dans
le potage. Chose - tout de même - profondément
inconvenante. Convenez-en.
J'ai quand même du mal à croire
que les Américains soient stupides à ce point
de confier à un black le soin d'incarner un
chef de guerre carthaginois... Même pour flatter les
Afros. Mais, depuis Sartre, je sais que de bonne intentions
l'Enfer est pavé !
Voici une quinzaine d'années, notre bonne ville de
Bruxelles avait formé le projet de publier une Histoire
de Bruxelles en BD, vue par des enfants, et destinée
à un public scolaire. Un Wallon, un Flamand et un Beur
en étaient les protagonistes. L'idée était
pleine de bonnes intentions, chaque Communauté pouvant
s'identifier à celui qui le représentait. Mais
un Beur à Bruxelles au Moyen Age ou même seulement
voici moins d'un siècle... ce n'est pas représentatif
des faits...
Voilà l'histoire une fois de plus cautionnant la propagande
[id. est «politiquement correct»] avec,
pour une fois, les meilleures intentions du monde !
Cela dit... proteste-t-on quand Brad Pitt ou
Kerwin Matthews incarnent Sindbad ? Ou quand James Mason et
Flora Robson interprètent respectivement un général
chinois et l'impératrice (Les 55 jours de Pékin)
? C'est la mondialisation, camarade ! Un peu comme dans ces
dessins animés japonais où les personnages ont
été étudiés pour être acceptés
aussi bien par des Européens que des Asiatiques.
Je me rappelle un voyage en Tunisie, du temps de Bourguiba.
Des journalistes tunisiens rencontrés, me disaient
que Bourguiba se prenait pour Jugurtha. Pourquoi n'a-t-il
jamais songé à faire un film tunisien sur Jugurtha.
Peur d'être confondu avec Mussolini produisant Scipion
l'Africain ? Au moins on aurait pu espérer un choix
d'interprète correct.
A propos des souks arabes de Gladiator
et de l'Afrique du Nord qui n'auraient pas changés
depuis 2.000 ans... Eh bien non, il y a toujours eu des marchés,
du commerce... Chez nous c'est pareil. Bien sûr, les
Bruxellois de 2004 ne s'habillent plus comme en 1100... Mais
de mon expérience du cinéma historique, je puis
dire ceci : le cinéma est un subtil dosage de ce
qui est déjà connu du public et de ce qui va
le surprendre. Il faut des points de repères pour
les spectateurs, avant de lui en mettre plein la vue. Donc
les souks arabes, tout le monde les connaît,
soit pour en avoir visité, soit pour en avoir vu dans
d'autres films. Le Colisée, par contre, personne n'en
avait jamais admiré une aussi belle reconstitution
- en fait, elle doit tout au tableau de Gérôme,
Pollice Verso, qui reste le point de départ
du film de Ridley Scott. Et au miracle de l'infographie.
Bien sûr, cela ne fait pas l'affaire du
puriste... Un peu comme de voir bafouée l'ancienne
religion romaine par des inconséquents. Par exemple,
lorsque les Vestales sont confondues avec les religieuses
chrétiennes. Ainsi Sophia Loren, dans La chute de
l'Empire romain, et Rita Gam, dans Hannibal (1960),
qui, déçues en amour, envisagent de se retirer
chez les Vestales. Impensable ! C'est une transposition arbitraire
d'un cas de figure typique des mélodrames de la fin
du XIXe s., où les femmes de la haute société
européenne se retiraient du monde pour se mortifier,
prier et ruminer leur chagrin.
A Rome, on entrait dans le collège des Vestales à
l'âge de sept ans, il fallait être vierge et pure
(ce qui est rarement le cas d'une amoureuse déçue,
qui en outre a passé l'âge) et être choisie
par le Flamine de Jupiter. Mais les scénaristes n'en
ont cure : dans Le Forum en Folie (Richard Lester,
1966) elles procédaient même à des sacrifices
humains... et dans le I Claudius (1937, inachevé
[8])
de Joseph Von Sternberg elles étaient 50 au lieu de
sept et se balladaient nues sous de légers voiles...
ce qui choqua le costumier du film - qui connaissait son métier,
mais qui n'était pas le patron !
J'ai pu apprécier cette problématique
en écrivant, pour «Les Voyages d'Alix»
de Jacques Martin une Marine Antique (Dargaud, 2 vols).
Quand on avait trouvé des documents intéressants
à mettre en image, tout l'environnement restait à
sucer de son pouce par le dessinateur, obligé d'extrapoler
le connu ou le plausible. Ce problème s'est reposé
pour un roman que prépare : je dois inventer, en m'inspirant
de Tacite... et de l'ethnologie, un droit coutumier germanique
à opposer au droit romain. Je n'en garantis pas l'authenticité
(on ne la connaît pas, de toute façon), seulement
la vraisemblance...
Par ailleurs, il faut encore ménager les susceptibilités
nationales. En Grèce - les J.O. de 2004 ! - on s'inquiète
beaucoup des films tournés par les Américains,
relatifs à l'Antiquité. Déjà dans
les années '50, Helen of Troy de Robert Wise
y avait fait scandale, car les Grecs étaient présentés
comme des pirates (ah bon, ils ne l'étaient pas ? [9]).
Des gens aussi éminents que l'archéologue Spyridon
Marinatos, le fouilleur de Théra (Santorin), étaient
montés au créneau. Quant à l'Alexandre
le Grand de Baz Luhrmann, il s'y verra certainement interdit
s'il met en évidence l'homosexualité du héros.
Eh oui, entre la Grèce chrétienne orthodoxe
et les faits historiques de la Grèce païenne il
y a une grande différence de valeurs...
Toujours la loi de la vexation universelle... qui nous cueillera
au fond de la salle obscure... sceptiques... ou enthousiastes
! |
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NOTES :
(1) Il est Nord-Africain, selon le roman;
celui-ci est signé Noel B. Gershon sur la page titre et Leslie
Turner White sur la jaquette. N.B. Gershon est l'auteur de plusieurs
autres romans historiques, dont quelques uns ont été
traduits au Fleuve Noir. Ainsi : That Egyptian Woman (1956)
[Cléopâtre VII]; La lyre d'or (The Golden Lyre),
1964 [Alexandre le Grand, Thaïs & Ptolémée
Ier]; Le Troyen (The Trojan), 1965 [Guerre de Troie et Roi
David]; L'espionne des Pharaons (The Hittites), 1968 [Ramsès
II contre Muwatallis, en 1325]. - Retour texte
(2) Généralement identifiée
avec Tartessos, près de Cadix, de l'autre côté
du Détroit. Les Juifs espagnols aimaient à y faire
remonter leur présence dans la péninsule ibérique
(cf. Lion FEUCHTWANGER, La Juive de Tolède).
- Retour texte
(3) Dispersées après la
chute de Samarie, prise par Salmanassar d'Assyrie en -722. - Retour
texte
(4) Le Maghreb est partiellement sémite
du fait de l'apport Phénicien-Cananéen, mais ceux-ci
ne bâtirent jamais de ziggourats qui sont particuliers à
la Mésopotamie. - Retour texte
(5) Publiée en France dans l'illustré
communiste Pif, de 1976 à 1982. - Retour
texte
(6) La BD de Vernal (sous le pseudo de
Laymillie) fut d'abord dessinée par Hermann (1967) : les
deux premiers albums, les meilleurs, les seuls réellement
historiques. La suite, dessinée par Franz, relève
de la plus haute fantaisie.
A l'époque, les plaies de la guerre d'Algérie n'étaient
pas encore cicatrisées, et Vernal s'inscrivait en faux contre
notre unique source littéraire, La guerre de Jugurtha
de Salluste, pour qui le prince numide n'était qu'un brigand.
Vernal-Laymillie fut sévèrement critiqué par
des lecteurs de Tintin... et de Salluste ! Et la série
en resta là. Elle sera rerise par les crayons de Franz neuf
ans plus tard (Tintin, mars 1976), après qu'une réédition
des deux premiers albums chez R.T.P. (albums 1975), fut suivit d'un
regain d'intérêt par Dargaud-Lombard (albums 1977 sqq.).
- Retour texte
(7) En fait, il n'existe pas de «race»
berbères, mais seulement des Berbérophones appartenant
à différents types ethniques (N.d.M.E.). - Retour
texte
(8)En 1976, la B.B.C. en a tiré
un documentaire mêlant interviews et scènes filmées,
The Epic that Never Was.
Ce documentaire a été repris dans le coffret DVD du
feuilleton TV I Claudius, tourné quarante ans plus
tard, édité par la télévision néerlandaise
DFW en 2002 (Dutch FilmWorks, 2002). - Retour
texte
(9) Cf. dans l'Odyssée,
XIV, 204 sqq. le récit
d'Ulysse qui en toute impudeur se fait passer pour le pirate «Castor
le Crétois», profession parfaitement honorable... à
l'époque ! - Retour texte
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