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TROIE
(Wolfgang Petersen, 2004)
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Que voulez-vous qu'il fît contre
Troie ?
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C'était à Hambourg, en étude
secondaire de latin-grec... Je n'étais pas très
amoureux du grec, mais j'étais fasciné
par Achille. C'était le James Dean de l'histoire,
le rebelle, celui qui n'accepte ni le pouvoir des dieux
ni celui des rois. (...) C'est mon côté
allemand : Heinrich Schliemann, qui découvrit
le site voilà plus d'un siècle, était
allemand. Et un autre de mes compatriotes, Manfred Korfmann,
mène les fouilles là-bas, actuellement.
Wolfgang Petersen |
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Quatre-vingts
ans après Helena - Die Zerstörung Troja's
(1924) de Manfred Noa, un cinéaste allemand plante
à nouveau ses caméras sous les remparts de Troie,
cette cité de légende magnifiée par le
«Poète Aveugle». Wolfgang Das Boot
Petersen nous restitue en une vision épique et globale
la fameuse «Guerre de Troie», des armées
et une ville plus grandes que les vraies. Des statues colossales
lorgnant vers l'Egypte pharaonique. Une flotte de mille vaisseaux
et une infanterie recouvrant la plaine : à faire pâlir
d'envie Darryl F. Zanuck (Le Jour le plus Long) et
Peter Jackson (Le Seigneur des Anneaux) réunis
!
Les scènes de combat sont très réalistes.
En particulier le duel d'Hector et Achille, qui est superbement
chorégraphié (un peu plus de trois minutes à
l'écran, mais qui nécessita une semaine de tournage). |
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1. Laisser son
nom dans l'Histoire...
Faut-il se battre pour la domination du monde, ou
pour avoir un nom illustre gravé dans l'Histoire ? A travers
l'antagonisme qui oppose l'Organisateur et le Nihiliste - le grand
roi Agamemnon et Achille, l'archange exterminateur - se pose, une
fois de plus, la question existentielle du sens de l'Histoire et
de la raison d'être de la guerre : «On se souviendra
des rois, pas des soldats !» Achille fait la guerre pour
la gloire, pour la satisfaction d'une vie bien remplie, brève
mais intense. Aussi pour le plaisir de tuer, assurément -
ce contre quoi s'insurge Hector. Hector, son adversaire, un homme
épanoui, pondéré, responsable, fraternel, mari
et père de famille comblé (quelque part, Eric Bana
volerait-il la vedette à Brad Pitt, le tueur au regard triste
?). «Vous croyez qu'il y a du mérite à massacrer
des hommes ?» |
Achille, pourquoi t'as [pas] de moustache ? (1)
Dans ses interviews, Brad Pitt insiste sur le travail qui lui
a permis d'entrer dans la psychologie du héros d'Homère,
les erreurs commises par Achille, sa repentance, son changement après
sa rencontre avec Priam venu réclamer le corps de son fils. Il
y expose en détail l'évolution psychologique du héros
de l'Iliade, plus subtile - d'après lui - qu'il n'y paraît
chez Homère (2)
«Je voulais que l'on voie qu'Achille est sous l'emprise
de la folie, que sa haine est celle d'un dément (...) au
point de devenir le Mal incarné.» Pour incarner le roi
des Myrmidons, Brad Pitt s'est immergé dans la lecture de l'Iliade
et, pendant six mois, s'est imposé un sévère régime
d'exercices physiques pour se donner un corps digne du personnage qu'il
devait incarner. Ses longs cheveux blonds peuvent étonner, mais
Homère insistait sur la blondeur, qu'il associait à plusieurs
de ses héros, notamment Ménélas, de même les
épithètes d'«Achéens chevelus» et d'«Achéens
aux yeux mobiles», dont usait et abusait le poète. Brad Pitt
a peut-être les cheveux longs et blonds, mais les étroites
fentes plissées de son regard d'éternel ado américain
malheureux sont, par contre, un rien irritantes
(3).
A la question «es-tu réellement invulnérable
?», Achille répond à un jeune admirateur : «Pourquoi
prendrais-je un bouclier, alors ?»
Pour les Anciens, Achille n'était pas seulement le
plus fort, mais il était le plus beau de tous les héros
grecs rassemblés devant Troie (après lui venait un certain
Niréus de Symé [4]).
N'oublions-pas qu'il était à peine sorti de l'adolescence,
lorsqu'il partit assiéger la ville du roi Priam. Etant encore imberbe,
sa mère Thétis l'avait dissimulé parmi les filles
de Lycomède, roi de Scyros, dans l'espoir de lui éviter
d'aller à la guerre (dans le film, c'est l'unique séquence
avec Julie Christie), mais le subtil Ulysse l'en avait débusqué
(5).
Pour cette raison, Brad Pitt est sans doute «philologiquement»
plus crédible en Achille que ne le furent Gordon Mitchell (1962),
Alberto Lupo (1962) ou... Stanley Baker (1955). On regrettera néanmoins
sa réputation de sex-symbol qui, sous la plume de certains critiques
a pris le pas sur toute autre considération.
Autre cas de figure classique du péplum : le trait
de personnalité qui caractérise le héros est instauré
d'entrée en matière. Achille déteste Agamemnon bien
avant de partir pour Troie, tout comme Horace (Alan Ladd) est connoté
«lâche» bien avant d'avoir eu à affronter les
Curiaces (Les Horaces et les Curiaces, T. Young, 1961).
Il y a Achille et «Achille»
Les précédentes versions de la «guerre de Troie»
avaient mis l'accent sur le couple des amants Hélène-Pâris
(R. Wise, 1955; J.K. Harrison),
ou encore sur le héros positif Enée (G. Ferroni, 1962).
Mais sous les traits taillés à coups de serpe de Gordon
Mitchell, Achille avait néanmoins, conformément au texte
homérique, été le héros positif d'une précédente
version de l'Iliade : La
colère d'Achille (M. Girolami, 1962), où il était
opposé à un assez fade Hector (Jacques Bergerac). C'est
que, se bornant à raconter la colère d'Achille, l'Iliade,
après le compte-rendu des jeux funèbres de Patrocle, s'achevait
sur la crémation d'Hector. Cette version filmique, suivant d'assez
près le poème d'Homère (avec, bien sûr, toutes
les simplifications d'usage), pouvait sans trop de mal conserver son statut
de héros à Achille.
L'Iliade, revue, augmentée
et... compactée
Dans le film de W. Petersen, les précités jeux
funèbres font partie des nombreuses péripéties
élaguées ou simplifiées, tandis que le scénario
s'augmentait de l'épisode du Cheval de Bois (qui en fait
est raconté dans l'Odyssée, VIII, l'Enéide,
II, et Quintus de Smyrne, XII et XIII).
Hors les douze jours de trêve que mentionne le film, on a
l'impression que la guerre de Troie n'a duré que quatre jours
au lieu de dix ans ! Les événements qui ponctuent
la colère d'Achille - laquelle colère n'est, en fait,
qu'une péripétie de la neuvième année
du siège -, sont élagués ou replacés
ailleurs. Ainsi l'épidémie de peste, envoyée
par Apollon pour punir les Achéens du saccage de son temple,
à laquelle le film ne fait nulle part allusion sauf lorsque
Priam et les siens viennent sur la plage constater le départ
de l'ennemi qui a abandonné ses morts. Soit dit en passant,
il est impensable que des Grecs aient ainsi abandonné leurs
morts, sans leur donner une sépulture.
Modifiées ou anticipées, les destinées
de nombre de personnages seront infléchies. Dans les sources
classiques, Briséis n'est pas cousine d'Hector, ni Patrocle
le cousin d'Achille (6),
Agamemnon et Ménélas survivaient à la Guerre
de Troie et rentraient dans leurs foyers, et Ajax n'était
pas tué par Hector mais se suicidait (7)
de dépit de ne pas avoir reçu les armes d'Achille
(tué, lui, bien avant la chute de la ville [8]).
En tout cas, Achille ne fit jamais partie de ceux qui se dissimulèrent
à l'intérieur du Cheval de Bois (9).
Quand à Hélène, elle n'est pas venue à
Sparte pour en épouser le roi à 16 ans : elle était
spartiate de naissance, fille du roi Tyndare, et c'est l'Argien
Ménélas qui monta sur le trône de son beau-père
! Toutefois ce petit détail n'a pas grande importance et
n'obère en rien le simple fait que son mariage avec Hélène
ne fut point un mariage d'amour !
C'est Protésilas, et non Achille, qui le premier
débarqua sur le sol troyen (et se fit tuer illico). Achille
était en train de violer Polyxène (10)
dont il était amoureux, lorsque Pâris lui perça
le talon d'une flèche bien ajustée [dans le film,
Pâris croit qu'Achille est en train de malmener sa cousine
Briséis], etc. Toutes sortes de personnages ont été
gommés comme les vaillants Diomède et Sarpédon,
Sinôn qui persuada aux Troyens d'accueillir le Cheval de Bois
et Laocoon qui tenta de les en dissuader; et la reine Hécube,
et Cassandre la prophétesse que personne n'écoutait,
voire Enée ravalé au rang de simple quidam, le temps
d'un unique plan. |
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On ne fait pas passer en deux heures de projection une uvre
littéraire qu'un lecteur normal mettrait plusieurs jours à
digérer. Se pose alors le problème de la lisibilité
du film de cinéma, qui impose la sélection ou l'élimination
de digressions, de scènes redondantes, et la simplification des
personnages (par fusion ou suppression). Un cinéaste peut être
adhérent à l'uvre littéraire qu'il adapte;
il peut aussi y être totalement infidèle, en fonction de
sa lecture particulière, de son désir d'innover ou de remettre
au goût du jour : l'un et l'autre parti pris sont parfaitement respectables.
L'adultère n'est plus ce qu'il était !
Qui dit film, dit scénario. Porter un sujet épique à
l'écran exige donc des simplifications, des coupes claires dans
le casting homérique comme dans le choix des péripéties
à porter à l'écran. Avec l'Odyssée,
l'Iliade fut l'épopée nationale des Grecs, racontant
la guerre que menèrent les Achéens pour châtier l'outrecuidance
des Troyens voleurs de femmes. Point. Mais dans notre société
moderne, il devient difficile de donner le beau rôle à des
prédateurs de ce genre qui, sous un prétexte assez futile
- venger l'honneur de Ménélas -, saccagent une ville entière,
massacrent des enfants, emmènent les femmes en esclavage après
les avoir violées. Ce genre de prouesses «héroïques»
sont d'autant plus malaisées à accepter qu'en outre, notre
société n'a pas non plus grande tendresse pour les cocus,
et que Ménélas en incarne un beau spécimen : âgé,
corpulent, guerroyeur; tout le contraire du beau Pâris, sensible,
délicat, faible et fort en même temps. En fait, aucun texte
ancien ne nous précise s'il y avait une quelconque différence
d'âge entre Ménélas et la belle Hélène,
ni si le fâcheux personnage ronflait au lit. Ce pour la bonne raison
que, pour les anciens Grecs - et au contraire de nous -, ce genre de détail
n'avait pas grande signification : une femme doit être chaste, obéir
à son mari, tenir sa maison et lui donner des enfants.
L'effet Bush ?
Naturellement, le cinéaste verra les choses très différemment.
Le Ménélas de Troie, n'est pas un mauvais bougre
(il veut sincèrement faire la paix avec les Troyens) mais, entre
les mains de son frère Agamemnon, il n'est qu'une marionnette.
Au delà de la dissemblance physique, il serait difficile de ne
pas reconnaître George W. Bush en le grand roi de Mycènes,
le rapt d'Hélène étant en quelque sorte la version
antique de certaines introuvables «armes de destruction massive»
(11). Et
Achille, l'élite de «la grande muette», qui au delà
des flons-flons et de la gloriole commence à s'interroger sur le
patriotisme. («Ce fut un honneur de servir sous vos ordres»,
est la virile antienne du film.)
La quadrature de Troie...
Le film s'articule sur quatre personnages essentiels, vraie «quadrature
du cercle» de la condition humaine : Agamemnon-le Pouvoir, Achille-la
Gloire, Hector-la Responsabilité, Pâris-l'Amour. Des quatre,
seul l'Amour survivra, l'Amour qui est plus ancien que les dieux eux-mêmes
(Eros est né du Chaos primordial, dont il est la force organisatrice)
et en qui les Orphiques avaient reconnu le principe destructeur-créateur.
Pâris se trouvera une discrète porte de sortie (pour vivre
heureux, vivons cachés), mais les trois autres mourront au cours
de la guerre : Agamemnon victime de sa concupiscence, Hector d'avoir défendu
l'indéfendable (12)
et Achille d'une de ces tragiques méprises, qui est souvent le
revers de la gloire. Quoi de plus faux que la gloire guerrière,
derrière laquelle toujours se tapissent de sordides réalités
? Un tragique fatum pèse sur ces personnages qui vont vers
leur perte, et la sénile bienveillance de Priam confine à
l'irresponsabilité : l'adultère d'Hélène avec
son «ambassadeur» de fils, ne saurait relever de la vie privée,
mais est une affaire d'Etat. (Dans le mythe Priam sait, par un oracle,
que son fils nouveau-né causerait la perte de sa patrie, aussi
a-t-il fait exposer Pâris. Mais peut-on échapper au Destin
? Peter-O'Toole-Priam en a peut-être pris conscience.)
Il est significatif que Pâris et Hélène disparaissent
du film presque sur la pointe des pieds, sans que le spectateur soit informé
de leur sort. Cette fin est une entorse de plus à Homère
(13), mais
qu'importe.
2. Archéologie
Traditionnellement fixée, par Eratosthène,
en 1193-1184 (1209 selon le Marbre de Paros; 1270 selon Hérodote),
la Guerre de Troie a lieu à un moment charnière de l'histoire
de la Méditerranée orientale : celui des «Peuples
de la Mer» lesquels, débordant de leur aire égéenne,
qui vont attaquer l'Egypte et détruire l'Empire hittite. Une première
attaque eut lieu sous Mineptah, en 1227, et rassembla Lebbu (Lybiens),
Luku (Lyciens), Sherden (Sardes de Lydie), Tursha (Etrusques de Tarse)
et Akaiwasha (Achéens).
Lybiens et Achéens viennent par voie de terre; les autres par la
mer. Neuf mille d'entre eux resteront sur le carreau, décimés
par les archers égyptiens qui des ont surpris dans le Delta occidental
(d'après les bas-reliefs de Medinet-Habou, ils ne semblent pas
connaître l'arc).
Une seconde tentative d'invasion aura lieu sous Ramsès III en 1190.
Rassemblant des Peleset de Kaphtor (Philistins de Crète), des Sakalasha
(Sagalassiens de Phrygie), des Denyen (Danaens) et des Tjekerou (Teucriens
de Chypre), cette nouvelle coalition est elle aussi repoussée par
Pharaon.
Rassemblés par le hasard et la nécessité, ces peuples
de pirates fuient eux-mêmes de nouveaux arrivants venus du nord;
quelques-uns parmi eux sont des Hellènes comme les Achéens
et les Danaens (c'est par ces deux noms qu'Homère désigne
les Grecs) ou les Doriens, rameau détaché en avant-garde
des Doriens aux armes de fer qui se répandent dans la Grèce
du sud, saccageant Pylos et Mycènes. Avec leur arrivée s'achève
l'Age du Bronze.
D'après les bas-reliefs égyptiens, les Philistins
et les Teucriens possédaient des chars de combat attelés
de bufs, car le cheval - introduit par les indo-européens
- n'est pas encore connu de tous ces Préhellènes.
Les Teucriens s'établirent au pied du mont Carmel et les Philistins
(Peleset) sur la bande côtière à laquelle ils donnèrent
leur nom, la Palestine. Quant aux Doru (Doriens ?), ils fondèrent
Dor sur une presqu'île voisine des Teucriens, que la tradition fait
les descendants de l'archer Teucros, demi-frère du Grand Ajax avec
qui il combattit sous les murs de Troie, avant d'aller fonder Salamine
de Chypre.
Tel est le contexte historique de la Guerre de Troie, la
première grande opération amphibie de l'Histoire de l'Humanité.
On sait que ceux qui y survécurent ne réintégrèrent
leurs patries respectives qu'avec les plus grandes difficultés.
En fait, il est probable que l'épopée homérique n'a
été composée que pour commémorer les exploits
des mythiques aïeux dont se flattaient de descendre les Eoliens et
les Ioniens qui, chassés de Grèce par le flux dorien, colonisèrent
la façade égéenne de l'Asie mineure.
Des dieux et des hommes
Voilà campé le cadre où s'inscrit notre épopée.
De l'épopée homérique où les dieux se mêlaient
volontiers aux affaires des hommes, W. Petersen n'a voulu retenir que
l'aspect rationnel, le conflit humain. «Je ne me voyais pas faire
un film avec des dieux, expliquera-t-il. Je ne sais pas comment
j'aurais fait. Même avec les effets spéciaux. Il y a eu ce
film dans les années '70, Le choc des Titans : c'était
d'un kitsch ! A partir du moment où vous retirez les dieux, vous
rendez les personnages responsables de leur destin. C'est plus réaliste»
(14).
Les dieux n'interviennent à aucun moment dans Troie, au
contraire de chez Homère. Et Thétis apparaît comme
une simple mortelle, le temps d'une séquence.
La butte d'Hissarlik vue en coupe. En jaune : l'enceinte
de Troie II; en rose celle de Troie VI; en bleu, la Troie
IX gréco-romaine. |
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La reconstitution de Troie
Magnifiée par notre imaginaire, Troie se doit d'apparaître
comme une ville aux dimensions imposantes. Sa reconstitution est, bien
évidemment, le morceau de bravoure du film. Mais qu'en était-il,
sous la pelle des archéologues ? Outre des traces d'occupation
néolithique, neuf villes se sont superposées sur
le plateau d'Hissarlik entre 3000 av. n.E. et 400 de n.E. La plupart d'entre
elles furent détruites par incendie (15);
une ou deux fois elles furent jetées bas par un séisme (VI
et IX).
Le fameux «Trésor de Priam» exhumé
le 14 juin 1873 par Heinrich et Sophia Schliemann (16),
fut retrouvé au pied des murs de Troie II (2500-2200), à
proximité de la rampe d'accès d'une des deux portes (FM)
de la ville. Il est de mille ans antérieur à la période
traditionnellement assignée à l'expédition d'Agamemnon,
soit la fin du XIIe s. av. n.E.
Troie VI pourrait être celle du roi Laomédon
(père de Priam), dont les dieux Apollon et Poséidon construisirent
les murailles. N'ayant pas été rémunérés
par le roi fripon, les deux divinités suscitèrent l'une
la peste, l'autre un raz-de-marée qui ravagèrent la région.
Si tant est que l'on puisse faire coïncider mythes et faits archéologiques,
bien sûr...
Mais pour l'Américain Carl W. Blegen (fouilles 1932-1938), la Troie
du roi Priam serait la VIIa. Les habitants de Troie VIIa réaménagèrent
les habitations du plateau, mais continuèrent de s'abriter derrière
les remparts de Troie VI, à l'intérieur de laquelle
ils s'imbriquèrent. Cependant, de cette Troie VIIa qui serait celle
de Priam et d'Hector, il ne subsiste plus guère que des celliers.
En jaune, Troie II. En rose, les murs et palais de
Troie VI
En vert, les celliers de Troie VIIa, la Troie homérique (?)
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Troie II (2500-2200)
Un cercle de même diamètre (110 m), entouré
d'une enceinte. A noter : deux portes précédées
d'une rampe; l'une d'elles fait 5 m de hauteur, 21 m de long
et 7,55 m de large, et est trop raide pour un char. C'est la
Troie du fameux «Trésor de Priam», selon
Schliemann. Détruite par un incendie.
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Troie V (1900-1800)
Troie V est habitée par des Indo-Européens
qui possèdent des chevaux, probablement des Louvites
chassés d'Anatolie par les Hittites. Son diamètre
est, à présent, de 200 m.
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Troie VIIa : reconstitution de Peter Connolly
(«The Legend of Odysseus», Oxford University
Press, 1986). A gauche, une grosse tour flanque la Porte
Scée (S.). La grosse tour centrale prend à
revers les assaillants de la chicane de la Porte Dardanienne
(E.), un peu plus à droite. A l'extrême-droite,
la poterne N.-E |
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Reconstituer la Troie de l'Iliade pose donc un problème
insurmontable au décorateur, qui ne peut qu'extrapoler à
partir des spectaculaires vestiges de Troie VI (1800-1275) dont
il subsiste encore les substructures d'une série de palais-mégarons
(17) et,
plus impressionnants aux yeux du visiteur, ses murs en blocs de calcaire
soigneusement appareillés (18).
Ceux-ci forment un arc de cercle orienté vers le sud (la portion
septentrionale a disparu, ou peut-être n'a jamais existé,
cette partie de la colline étant abrupte). La muraille est percée
de cinq portes. Les deux de l'Ouest (VIv [19]
et VIu) et celle du Sud (VIt : la Porte Scée d'Homère ?),
cette dernière large de 3,30 mètres et flanquée d'une
grande tour carrée, large de sept mètres. Ensuite celle
de l'Est (VIs : la Porte Dardanienne ?), formée d'un couloir défensif
de deux mètres de large sur cinq de long, chicane dans laquelle
il est impossible de manier un bélier car la porte s'ouvre latéralement,
à gauche. Entre la Porte Scée et la Porte Dardanienne, une
autre grosse tour prend à revers les attaquants qui se seraient
risqués dans le couloir. Enfin, une poterne VIr, au N.E., s'ouvre
sous une dernière tour, surplombant une citerne où risquent
de se précipiter des envahisseurs trop pressés qui ne connaîtraient
pas les lieux.
«On remarque - note Jean-Pierre Adam - un
tracé [des murs] à décrochements multiples dont les
saillies battent la droite de l'agresseur [le côté non couvert
par le bouclier], tandis que la muraille présente un fruit important,
dont le profil permettait d'éliminer efficacement l'angle mort
habituellement créé à son pied» (20).
On voit que les défenses de Troie étaient assez sophistiquées,
ce qu'essayeront de faire comprendre les décorateurs de W. Petersen,
mais non sans essayer de les amplifier pour faire plus entertainement
! Ne perdons jamais de vue que dans sa plus grande extension (l'ultime
Troie IX), «le sommet aplati de la colline d'Hissarlik form(ait)
un plateau carré d'environ 230 m de côté»
(C.W. Ceram). Les deux armées se rangent donc face à face,
sur le côté accessible du plateau, au sud, ce qui est correct,
avec toutefois cette restriction que dans le film les murs de Troie forment
une ligne concave, alors qu'elle est en réalité convexe.
Et, surtout, de proportions plus modestes, nous l'avons déjà
dit.
L'épopée homérique a magnifié
le siège de Troie : mille bateaux pour prendre une «ville»
de deux cents mètres de diamètre, soit 50.000 assaillants
pour attaquer l'équivalent d'un pâté de maisons d'une
de nos villes modernes ! Certes, Troie était avant tout une forteresse,
un château occupé par un prince, son administration, ses
ateliers et sa garde personnelle. Comme dans notre moyen âge, la
population - essentiellement rurale - devait habiter des hameaux tout
autour. Homère en était conscient, qui décrit les
campements des alliés des Troyens autour de la ville qui ne peut
les héberger. Ainsi, au Chant X, 299 sqq., Hector tient
conseil près du tombeau d'Ilos, qui est au milieu de la plaine.
Mais il n'y a pas d'avant-postes à son armée. Ayant charge
de leurs foyers, les Troyens veillent sur le repos de leurs alliés,
lesquels se sont paisiblement endormis. Les Cariens, Péoniens,
Lélèges etc. campent du côté de la mer; les
Lyciens, Mysiens et Phrygiens près du mur de Thymbré (bourgade
fondée par Dardanos, au sud de la ville) et les Thraces sont tout
au bout. Ceux-ci dorment alignés sur le sol, sur trois rangs, mêlés
à leurs chevaux. Pas la moindre défense. Envoyés
en éclaireurs reconnaître les positions ennemies, Ulysse
et Diomède s'y introduiront sans peine pour les égorger
pendant leur sommeil. De vrais nettoyeurs de tranchées, ces gars-là
! Mais avant, ils captureront un espion troyen envoyé par Hector
: Dolon. Ils le pressent de questions : «En venant ici, où
as-tu laissé Hector, le pasteur d'hommes ? Où sont ses armes
guerrières ? et où est son char ? où sont les avant-postes
et le campement des autres Troyens ? Dis-nous ce qu'ils méditent
dans leurs âmes : ont-ils envie de rester-là, près
de nos nefs, loin de leur ville ? Ou veulent-ils revenir en arrière,
maintenant qu'ils ont triomphé des Achéens ?»
Deux murs parallèles forment le couloir
de la Porte Est (Dardanienne), large de 2 mètres, long
de cinq. La porte s'ouvrait au fond, à gauche. La hauteur
de ces murs (5 m d'épaisseur à la base, 2 m
au sommet) a été estimée à 12,5
m. Il n'en subsiste plus que six mètres |
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3. Batailles
«Il y a de nombreuses théories sur la taille
réelle de la ville. Personne ne sait exactement ce qui s'y est
passé et les experts sont à couteaux tirés»,
explique W. Petersen (21).
La mise en scène des batailles également pose un problème.
Si l'on s'en tient au poème d'Homère, elles ont lieu en
rase campagne, à mi-chemin entre la ville et le camp des assiégeants.
En effet, Troie ne se trouve qu'à cinq kilomètres de la
mer. Si Homère se complait dans des descriptions d'épiques
mêlées dans la plaine, il n'exclut pas les opérations
de commando (celle d'Ulysse et Diomède chez les Thraces) ou la
réalité d'une attaque directe contre les murs ou les portes
de l'ennemi. C'est ainsi qu'Andromaque conseille à son époux,
Hector : «Place tes troupes près du figuier, là
où surtout la ville est accessible, et où le mur peut
être escaladé. Trois fois déjà, sur ce point,
les plus braves [des Achéens] sont venus tenter l'assaut»
(Il.,VI).
Les Troyens aussi tenteront de forcer des défenses du camp grec
pour incendier leurs bateaux. De fait, si l'on examine les murs de Troie
VI, on constate qu'ils étaient conçus pour permettre aux
défenseurs juchés sur des parapets, de viser le flanc droit,
découvert, d'un attaquant éventuel. Et la Porte Dardanienne
a été agencée de manière à empêcher
le maniement d'un bélier.
Les défenseurs de Troie VI optaient donc pour une
culture guerrière pragmatique (empêcher le franchissement
des murs), et non celle ritualisée, «sportive» de l'affrontement
dans la plaine, en un lieu convenu d'avance, où était déclaré
vainqueur celui qui restait maître du terrain (22)
- première ébauche de la culture hoplitique qui va dominer
le paysage militaire grec jusqu'à la Guerre du Péloponnèse,
lorsqu'avec l'apparition de l'infanterie légère, des archers
et de la cavalerie et l'internationalisation des conflits, la tactique
va remplacer le simple choc frontal de deux infanteries lourdes.
«J'étais plus intéressé par
la reconstitution du monde antique de 1200 avant Jésus-Christ.
A quoi ressemblait une ville, une bataille en ces temps-là ? (23).
(...) Nous avons travaillé en étroite collaboration avec
le British Museum qui nous a fourni beaucoup d'informations. Enfin, celles
dont ils disposent sur la fin de l'âge du bronze. On a bien retrouvé
quelques vases peints qui montrent des armures, des épées
courtes, des lances... (24).
(...) Il reste peu de traces de cette époque. On a trouvé
pas mal de choses au British Museum. On a interprété le
reste. Il est probable que beaucoup de choses que nous avons mises dans
le film ne sont pas justes mais c'était un exercice intéressant.
Pour la reconstitution des batailles, il n'existe pratiquement pas de
sources. Les stratégies d'Alexandre le Grand sont de loin postérieures.
Nous avons donc dû imaginer quelque chose de beaucoup plus primitif.
Tout ce que l'on sait, notamment à travers l'Iliade, c'est
que la personnalité de certains combattants et de certains chefs
jouait un grand rôle psychologique. Le guerrier qui remportait un
combat singulier pouvait influencer le moral de ses troupes. C'est ce
qui se passe quand Hector a le dessus sur Ajax. Et c'est ce qui explique
l'importance d'Achille» (25).
Cependant, en dépit de l'épithète
de «dresseurs de chevaux» souvent associé aux
Troyens on tiendra pour incongrue la présence de nombreux cavaliers
sur le champ de bataille. Certes un passage de l'Iliade montre
Ulysse et Diomède chevauchant à cru les chevaux volés
au roi des Thraces, mais Homère décrit toujours les héros
allant au combat en char. Et la bataille commence nécessairement
par l'affrontement, en combat singulier, de quelques champions descendus
de leur char, avant que la piétaille en vienne aux mains.
Les costumes sont des extrapolations assez réussies
de fresques mycéniennes et minoennes (nous avons apprécié,
au passage, le grand bouclier d'Ajax fait de sept peaux de bufs
recouvertes d'une feuille de bronze, «haut comme une tour»,
ainsi que disait Homère). Achille porte un plastron court, en métal,
comme les fantassins du Vase des Guerriers (Mycènes, fin du XIIIe
s.) mais son casque est d'inspiration plus «classique». Le
costumier semble avoir renoncé au modèle clouté,
à cimier et paire de cornes également porté par les
soldats du vase précité (en revanche, il en a conservé
les boucliers échancrés en demi-lune qui, dans le film,
équipent surtout les Troyens) et n'a pas davantage tenu compte
des bas-reliefs égyptiens représentant les «Peuples
de la Mer» (26).
Homère, qui semble avoir vécu entre 850 et
750, précède de peu l'apparition de l'hoplite (700-650).
Il décrit une infanterie moyenne ou légère, qui suit
des guerriers lourds qui se font conduire en char jusque sur le lieu du
combat. Là, ils apostrophent un de leurs pairs du camp ennemi,
mettent pied à terre et en viennent aux mains. Alors leurs suivants
entreprennent de neutraliser les suivants ennemis. C'est une guerre de
barons ayant les moyens de s'offrir non seulement une panoplie complète,
mais aussi un char et des chevaux, et des gens de pied pour les accompagner.
Si l'armure de Dendra (près d'Argos) n'était pas uniquement
une cuirasse de parade comme on l'a parfois supposé, on peut imaginer
le lourd cataphractaire à pied, se taillant un chemin dans la piétaille
adverse, lui-même épaulé par sa propre piétaille
qui protège ses flancs. Le Philistin Goliath devait leur ressembler,
qui terrorisait les Hébreux de Saül, demi-nus.
Le pouvoir, dans la cité, s'élargissant à l'ensemble
des citoyens - des citoyens qui n'ont pas nécessairement les moyens
d'entretenir des chevaux -, la «révolution hoplitique»
va démocratiser tout cela. La charrerie qui, en Grèce, n'a
jamais été une arme de choc en soi est désormais
obsolète; quant à la cavalerie, elle est reléguée
dans une rôle très accessoire (observation, liaison, poursuite).
A présent règne sans partage sur le champ de bataille l'hoplite,
le soldat-citoyen, mais un citoyen encore suffisamment fortuné
pour posséder une armure complète de fantassin lourd.
Les archers troyens
Parmi les extrapolations les plus étonnantes, il y a dans le
film de W. Petersen l'emploi massif des archers (l'arme préférée
des Troyens, nous précise-t-on)... combiné avec des pieux
défensifs plantés dans le sol (ou à flanc de dunes
?). Quelque part, on songe aux Anglais de la Guerre de Cent-Ans s'apprêtant
à contrer la lourde chevalerie française ! Pour les Grecs
classiques, l'arc est l'arme asiatique par excellence : les Perses, les
Scythes, les Amazones - bref, des Barbares - excellent à son maniement.
C'est l'arme du lâche, au moyen de laquelle le sournois Pâris
triomphera du grand Achille (et Philoctète de Pâris !). C'est
aussi l'arme du dieu Apollon, qui protège les Troyens (et dont
Achille, dans le film, décapite la statue). Dans le poème,
lorsque le dieu voudra se venger des Achéens qui ont saccagé
son temple et enlevé Chryséis (27),
fille de son prêtre Chrysès (28),
Apollon saisira son arc d'or et décimera l'armée des Achéens
en leur envoyant ses flèches pestifères. Enfin, c'est au
moyen de celles-ci que les Egyptiens massacrèrent les Peuples de
la Mer cherchant à débarquer sur les incertains îlots
des marais de l'embouchure du Nil.
Les pieux acérés pour stopper
la charge des Grecs, de même que les boules de feu roulées
vers leur camp (empruntées au «Spartacus»
de Kubrick) ne font pas partie des descriptions d'Homère.
Chez le poète aveugle, les pieux sont intégrés
au dispositif défensif du camp achéen à
partir du Chant VII : c'est-à-dire que les Grecs s'en
sont passés durant les neuf premières années
du siège. |
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Les pieux acérés
L'usage des pieux en rase campagne surprendra sans doute le lecteur
d'Homère. Pourtant, le poète aveugle en a parlé largement.
Après une bataille à l'issue douteuse, qui a vu s'affronter
Diomède et Glaucus (Il., VI), puis Ajax et Hector (Il.,
VII) et à l'issue de laquelle une trêve a été
conclue pour que chaque parti puisse ramasser ses morts, les Achéens
décident de se retrancher [enfin !]. «L'aurore n'avait
pas paru, la nuit était encore obscure, quand autour du bûcher
se leva une troupe d'Achéens choisis. Ils firent autour du bûcher
un tertre unique, qui se dressât pour tous au-dessus de la plaine,
et, contre lui, bâtirent un mur, des remparts élevés,
défense des vaisseaux et d'eux-mêmes. Ils y pratiquèrent
des portes bien ajustées, où pût passer un chemin
carrossable. En dehors ils creusèrent, tout près, un fossé
profond, large, grand, et y plantèrent des pieux» (Il.,
VII, 436 sqq.).
Plus tard, les Achéens refluants en déroute «se
heurte[ro]nt au fossé ouvert, à la palissade»
de leur camp. Alors, «Phbos Apollon, d'un coup de pied,
sans effort, fait crouler le talus et le renverse du milieu du fossé
profond; il jette ainsi un pont, une chaussée longue et large»
qui permet aux Troyens de pénétrer dans le camp ennemi (Il.,
XV). Ici, c'est un dieu qui enfonce l'enceinte des Grecs - le poète
n'indique pas de moyens «humains» prévus pour combler
le fossé, par exemple des fascines comme les Gaulois à Alésia.
Au Chant XII déjà, ils avaient improvisé, Hector
en fracassant la palissade en balançant dessus un bloc de rocher,
et les Troyens en enfonçant la porte (à coups d'épaule
?) ou en sautant par-dessus le mur (qui ne devait pas être bien
haut ?).
Rites funéraires
Conformément aux usages classiques et homériques, les
Grecs pratiquent la crémation dans le film. C'est une des nombreuses
contradictions entre le poète aveugle et les usages mycéniens
qui prévoyaient l'inhumation des morts (cf. les tombes à
coupoles de Mycènes).
Signalons un détail archéologique amusant : les pièces
de monnaies déposées sur les paupières des défunts
à l'intention du nocher des Enfers. A la fin de l'Age du Bronze,
la monnaie n'avait pas encore été inventée; les plus
anciens monnayages connus sont ceux de la Lydie, au VIIe s., petit anachronisme
excusable dans le contexte du mélange des époques (29)
!
4. En marge du film
Plaidoyer pour Agamemnon
Il est à noter que dans toutes les uvres filmiques inspirées
par la Guerre de Troie, Agamemnon a systématiquement le mauvais
rôle : le film de W. Petersen n'y déroge pas. Au cinéma,
Agamemnon est toujours un tyran autoritaire, mais aussi un père
indigne puisqu'il a sacrifié sa fille Iphigénie afin de
pouvoir partir à la guerre. Celle-ci ayant été déclarée,
bien évidemment, à la seule fin de satisfaire à ses
ambitions guerrières. Ce point de vue est très subjectif.
Si l'on s'en tient aux textes, Agamemnon était tenu par un serment,
liant tous les princes grecs, de défendre Ménélas.
Ce serment avait, du reste, été prêté dans
les meilleures intentions du monde : empêcher une guerre fratricide
entre l'heureux élu et les prétendants évincés
de la Belle Hélène. Frère aîné de Ménélas,
Agamemnon - moins qu'un autre - pouvait s'y soustraire.
L'argument de l'«ambition» n'est valable que dans la mesure
où l'intention de piraterie serait le vrai mobile de la guerre
des Achéens contre Troie. Plausible, mais invérifiable,
bien entendu. Ne jugeons pas les mobiles des Anciens avec un casque bleu
sur la tête. Les guerres de l'Antiquité sont inexpiables;
la défaite d'un peuple signifie son effacement de la surface du
globe. Ce qui arriva aux Troyens. Mais pour Homère, clairement,
les Achéens ont été victimes d'un acte de piraterie
de la part des Troyens. Qu'ils en soient sincèrement outrés
- ou secrètement ravis de piller une ville opulente (opulente pour
quelle raison ?) - n'entre pas en ligne de compte et n'intéressera
que des juristes nés 3.000 ans plus tard, dans une toute autre
culture, celle qui reconnaît un droit international. G.W. Bush aurait-il
attaqué l'Irak s'il n'y avait eu du pétrole à la
clé ? Et des débouchés pour son industrie d'armement
?
Agamemnon «bénéficie» d'un préjugé
nettement défavorable selon notre sensibilité moderne, laquelle
professe que chaque peuple a le droit de vivre en paix, et même
de bénéficier de la solidarité internationale (laquelle
du reste, le plus souvent, n'a jamais fonctionné que pour des raisons
bassement intéressées. Ah ! les donneurs de leçons
!).
Mais Agamemnon a permis que soit immolée sa fille Iphigénie,
afin que soufflent les vents qui permettront à la flotte grecque
de naviguer vers Troie. Comme ses ennemis, comme tout un chacun, Agamemnon
est frappé d'un fatum qui le conduira à sa perte,
car d'Achille à Alain Delon, il n'est de héros que tragique.
C'est-à-dire mort, de mort violente. Notre sensibilité,
si prompte à condamner autrui mais a oublier nos propres fautes,
nos lâchetés, se trouve confortée par le cri de détresse
d'une mère, Clytemnestre, si bien rendu par Euripide dans Iphigénie.
Toutefois, Euripide avait sur ces questions un sentiment étonnamment
moderne pour son temps (comparez avec ses contemporains Sophocle et Eschyle
!). On oublie que le pater familias a le droit de vie ou de mort
sur les siens. Que les Anciens jugeaient les gens sur ce qu'ils avaient
accomplis, non sur ce qu'ils feraient peut-être un jour. Un enfant
n'est donc rien, puisqu'il n'a rien accompli. Et l'individu est peu de
chose face à la collectivité.
D'ailleurs, qui dira la détresse d'un père
contraint de sacrifier sa fille à la raison d'Etat ? Agamemnon
n'est pas une simple personne privée, en droit de préférer
sa petite vie égoïste. Il est le roi. Le grand roi de Mycènes.
Il doit garder son rang et assumer ses responsabilités politiques
: Agamemnon a sacrifié sa fille parce que son peuple, c'est-à-dire
son armée, le laos, le «peuple armé»,
l'exigeait (et aussi la déesse Artémis - n'oublions l'implication
des dieux, leur «volonté» !).
Et parce qu'on ne joue pas impunément avec ses alliés convoqués
sous les drapeaux, et prêts - eux - à assumer leur rôle
dans la bataille, à mourir peut-être...
La société antique est dure, et des femmes
comme Andromaque ou Pénélope ont pu en témoigner
par delà les siècles. Respectée des Troyens tant
que son mari les mènera victorieusement à la bataille, Andromaque
sait qu'elle ne sera plus qu'une moins que rien à partir du jour
où celui-ci aura été tué et remplacé
par un autre chef de guerre (Il., VI). Quand à Pénélope
- toute l'Odyssée en témoigne -, elle aura à
rendre des comptes aux ayants droit des guerriers embarqués sur
les douze vaisseaux que, chef de guerre malchanceux, Ulysse mena à
leur perte - les «prétendants» qui maintenant pillent
son palais.
Suite…
NOTES :
(1) Rengaine d'une populaire chanson française
des années '50. Mais là, amis, nous parlons d'un temps...
- Retour texte
(2) Ciné-Live, nŒ 79, mai
2004, pp. 47-48. - Retour texte
(3) C'est W. Petersen lui-même qui
voit en Achille une sorte de James Dean antique. - Retour
texte
(4) Il., II, 671. - Retour
texte
(5) Déguisé en marchand,
il apporta des tissus et autres fanfreluches qui plaisent aux jeunes
filles... dissimulant des armes au fond de la corbeille ! - Retour
texte
(6) Achille et Patrocle n'étaient
pas cousins, mais amis (et même un peu plus a-t-on insinué
: vous savez, les Grecs...).
En fait, Patrocle - fils de Méntios, roi d'Oponte en
Locride - était un baron de Pélée, le père
d'Achille. Contraint de fuir sa patrie pour un crime de sang, il
s'était réfugié à Phthie et avait été
élevé avec Achille, de qui il était un peu
plus âgé (Il., XI, 765 sqq.). - Retour
texte
(7) C'est le sujet de la tragédie
de Sophocle, Ajax. - Retour texte
(8) Il y a différentes versions
de la mort d'Achille (tué par Pâris) : certaines sont
en relation avec son amour pour Polyxène et sa défection
de la cause grecque, d'autres le font mourir sur le champ de bataille,
après avoir occis l'Ethiopien Memnon, venu au secours de
Troie avec une nouvelle armée (dans cette version, c'est
Ajax qui emporte le corps d'Achille sur ses épaules). - Retour
texte
(9) Mais bien Néoptolème-Pyrrhus,
son fils ! - Retour texte
(10) Amoureux de Polyxène - la
plus jeune des filles de Priam, mais qui n'est pas mentionnée
dans l'Iliade - Achille était prêt à
trahir la cause des Achéens et à embrasser le parti
des Troyens quand Pâris le tua. C'est pour cette raison que,
la ville prise, son fils Pyrrhus-Néoptolème égorgea
la jeune fille sur la tombe paternelle, pour en apaiser les mânes
(Ov., Mét., XIII, 439 sqq.). Ou encore, elle
s'y suicida.
Il existe une demi-douzaine de versions différentes à
son histoire (cf. P. Grimal, Dict. myth. gr. et rom.,
s.v. et R. Graves, Mythes grecs, 163.o et 164.k), mais il
est clair que le scénariste de Troy s'est inspiré
d'elle, ainsi que de Chryséis, pour étoffer «Briséis».
- Retour texte
(11)La comparaison d'Hélène
avec les armes de destruction massive est de W. Petersen lui-même,
in La Libre Belgique, mercredi 12 mai 2004 (suppl. La
Libre Culture, p. 6). - Retour texte
(12) Il a couvert son frère irresponsable,
cause de la guerre. La raison d'Etat et le simple bon sens s'y opposaient.
- Retour texte
(13) Dans l'Odyssée, Homère
nous montre Télémaque enquêtant sur la disparition
de son père (qui n'est toujours pas rentré en Ithaque
dix ans après la fin de la guerre). Ainsi arrive-t-il à
Sparte où il retrouve le couple Ménélas-Hélène
coulant des jours paisibles (même si Hélène,
repentante, se traite encore de «face de chienne»).
Tenons-nous en aux données Homériques, encore que
d'autres textes nous donnent des précisions : bien avant
la fin de la guerre, Pâris fut tué par une flèche
de Philoctète - une de ces fameuses flèches empoisonnées
avec le venin de l'Hydre de Lerne - et Hélène fut
alors donnée à Deiphobos, frère et successeur
d'Hector, le nouveau chef de guerre des Troyens.
Troie prise, c'est Deiphobos qui fut égorgé par Ménélas
vainqueur, venu reprendre sa femme. Le cinéma oublie généralement
ce personnage (et c'est Pâris lui-même qui est tué
pendant le sac de la ville - ainsi dans le film de R. Wise), sauf
dans un épisode de Xena la Guerrière (1ère
saison, 1995-1996), «Méfie-toi des Grecs», où
on le voit vivre maritalement avec Hélène. - Retour
texte
(14) La Libre Belgique, 12 mai
2004. - Retour texte
(15) On ignore toutefois comment finirent
Troie III, IV et V, ces couches ayant été ravagées
par les excavations d'Heinrich Schliemann. - Retour
texte
(16) Il était composé,
notamment d'un diadème formé de 16.353 pièces
d'or. Ramené en fraude en Allemagne, il disparut en 1945
«dans un bombardement». Il fut retrouvé en 1993,
à Moscou, dans les réserves du Musée des Beaux-Arts
Pouchkine où l'avait ramené l'Armée soviétique.
La collection a fait l'objet d'un superbe catalogue sous la supervision
scientifique de Mikhail Treister : Le Trésor de Troie.
Les fouilles d'Heinrich Schliemann, Gallimard-Electa, 1996,
247 p. - Retour texte
(17) Soit d'ouest en est : VIa, VIb,
VIm, la «Maison à piliers», la «Maison
630», VIc, VIe et VIf. - Retour texte
(18) En ce qui concerne les blocs utilisés,
ils sont d'une taille plus modeste que ceux du formidable appareil
cyclopéen des enceintes de Mycènes et de Tyrinthe.
- Retour texte
(19) Large de 2,50 m. - Retour
texte
(20) J.-P. Adam, L'architecture militaire
grecque, Picard, 1982, p. 9. - Retour texte
(21) Première, nŒ 327,
p. 68. - Retour texte
(22) C'est la conception classique du
combat des hoplites. Cf. l'étonnement du général
perse Mardonios, en 490, cité par Hérodote, VII, 9.
2. - Retour texte
(23) La Libre Belgique, 12 mai
2004. - Retour texte
(24) Première, nŒ 327,
p. 68. - Retour texte
(25) La Libre Belgique, 12 mai
2004.- Retour texte
(26) Cf. P. Connolly, The Legend
of Odysseus, Oxford University Press, 1986. - Retour
texte
(27) Chryséis fut donnée
en butin à Agamemnon. Contraint de la rendre à son
père pour conjurer la peste qui ravage son armée,
le grand roi s'approprie - en compensation - Briséis, la
captive d'Achille.
Le film de W. Petersen condense Chryséis et Briséis
(et plus loin Polyxène), pour en faire une seule personne
et, d'un point de vue scénaristique, rendre intéressant
de rôle de la captive d'Achille, interprété
par Rose Byrne. - Retour texte
(28) Les Achéens ne semblent pas
avoir grand respect pour Apollon : Agamemnon profane le temple de
Chrysè (ville de Troade), emmenant captive la fille du prêtre
de ce dieu, et, dans l'Odyssée, Ulysse rançonne
son prêtre Maron, après avoir pillé sa ville
d'Ismaros. Nous ne saurions suivre Jean
Zehwyn lorsqu'il reproche à W. Petersen ce «refus
de spiritualité» qui lui a fait retrancher les dieux
de son scénario (c'est son choix, que nous devons respecter
même s'il semble trahir l'Iliade) et, surtout, en montrant
Achille mutilant la statue d'Apollon.
Si religieux fussent-ils, les Grecs savaient être impies à
l'occasion (Alcibiade mutilant les hermès avant de partir
pour la désastreuse expédition de Sicile). Savoir
remettre à leur place ces dieux qui se mêlaient des
affaires humaines était de bon ton : sur le champ de bataille,
le vaillant Diomède blessa de son glaive la déesse
Aphrodite et même Arès, le dieu de la guerre en personne.
Ce qui ne l'empêchera pas de rentrer paisiblement en Argos,
la guerre finie. Là il découvrit son infortune conjugale
: mais il n'est pas nécessaire de blesser Aphrodite sur un
champ de bataille, où elle n'avait rien à faire, pour
que votre femme vous trompe, non ? - Retour
texte
(29) Homère, supposé avoir
vécu du VIIIe s., traite d'événements censés
s'être déroulés quatre siècles auparavant.
- Retour texte. |
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