Jacques MARTIN,
Michel LAFON (sc.), Christophe SIMON (d.), La Conjuration de
Baal, Casterman, novembre 2011, 50 pl.
Longtemps, longtemps après que les poètes
ont disparu, leurs héros courent encore dans les rues de
Rome et Pompéi
Doit-on, peut-on interpréter les sonates de Bach au piano
? Les uns crieront au sacrilège, expliquant quil
est hors de question de conférer aux notes de Bach des
sonorités que lui-même ne pouvait connaître
et quil faut donc sen tenir au clavecin. Et ils nauront
pas tort. Mais ils nauront pas tort non plus, ceux qui soutiendront,
au contraire, que Bach était un artiste ; que, comme, tout
artiste, il était en avance sur son époque et quil
pressentait, comme aurait pu dire H.-G. Wells, the shape of
sounds to come ; et que donc, loin de le trahir, on ne fait
que lui rendre justice en jouant ses sonates au piano.
Le continuateur dune série romanesque ou dune
série de bandes dessinées se retrouve, quil
le veuille ou non, face à un dilemme du même ordre.
Sil produit une copie conforme de ce quavait pu faire
son modèle, on laccusera de manquer doriginalité
et de ne rien apporter à luvre fondatrice.
Inversement, sil essaie dajouter quelque chose, il
risque dêtre accusé de trahison. Marc Jailloux
nous avait expliqué lan dernier quil se situait
plutôt dans le second camp : pour poursuivre dans ses Oracles
les aventures dOrion, il avait essayé dimaginer
ce que Jacques Martin aurait pu faire aujourdhui sil
avait poursuivi lui-même son uvre ; il avait extrapolé,
sans pour autant ségarer dans des fantaisies coupables,
puisque Martin lui-même avait eu le temps de lui donner
son aval, juste avant de mourir.
Michel Lafon, scénariste de la nouvelle aventure dAlix,
intitulée la Conjuration de Baal, ne pouvait obtenir
pareille caution. Il a choisi, non pas dextrapoler, mais,
si lon peut dire, dintrapoler. Loin de sortir
Alix des décors habituels, il ly maintient ; il ly
enferme, même. Mais il le conduit, et il nous conduit, à
revisiter, sinon dun autre il, du moins dun
il plus attentif, le monde que nous connaissions déjà,
démarche qui, après tout, a toujours constitué
lessence même de la littérature. Ici, donc,
avec la complicité du dessinateur Christophe Simon, il
poursuit son grand jeu de mise en abyme entamé avec son
roman Une Vie de Pierre Ménard, pour lequel Boojum
lavait déjà interviewé : il avait emprunté
Ménard aux Fictions de Borges pour offrir à
ce personnage une « biographie » de deux cents pages,
et Ménard navait aucune raison de se plaindre, puisque
lui-même, chez Borges, avait « emprunté »
à Cervantès deux chapitres de son Don Quichotte.
Disons-le tout net : la Conjuration de Baal ne plaira
pas à ceux qui aiment voir sur la scène de lOpéra
Bastille des opéras classiques quune mise en scène
« provocatrice » remplit de soldats nazis, de femmes
nues, de mitraillettes et décrans vidéo. En
revanche, il ravira tous ceux qui, sans aller jusquà
penser comme Renan que « la véritable admiration
est historique », ont un faible pour le principe énoncé
par André Chénier : « Sur des pensers nouveaux
faisons des vers antiques ».
Boojum. Dune certaine manière, vous avez
voulu faire à Jacques Martin ce quavait fait
à Cervantès Pierre Ménard, héros
dune des Fictions de Borges : Ménard,
dont vous vous êtes dailleurs amusé
à écrire la « biographie »,
parvenait à reconstituer deux chapitres de Don
Quichotte et vous, vous avez écrit un scénario
dAlix quaurait pu imaginer Martin
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Michel Lafon. C'est vrai que mon
premier roman (Une Vie de Pierre Ménard, Gallimard,
2008) invente la vie d'un personnage d'une nouvelle de Jorge
Luis Borges, et que le scénario de la Conjuration
de Baal creuse l'univers de Jacques Martin, en remontant
à ses mythes fondateurs, comme si dans les deux cas
j'éprouvais un plaisir particulier à me placer
sous l'invocation d'un créateur préexistant,
et même dans la peau d'un personnage qui a déjà
une part minuscule ou immense, selon les cas
d'existence. C'est mon côté hypertextualiste,
sans doute, mon côté théoricien et praticien
de la réécriture. |
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Boojum. Dans quelles circonstances
avez-vous été engagé par Casterman
pour écrire le scénario de cette histoire
?
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Michel Lafon. C'est mon grand
ami Benoît Peeters, avec qui j'ai écrit un essai
sur l'écriture en collaboration (Nous est un autre
Enquête sur les duos d'écrivains, Flammarion,
2006), qui a signalé à Casterman que j'étais
depuis toujours un passionné des aventures d'Alix.
L'éditeur m'a proposé de lui envoyer un projet
de scénario, ce que j'ai fait. Et c'est ce même
éditeur qui, après avoir approuvé mon
synopsis, a décidé que ce serait Christophe
Simon qui ferait équipe avec moi. |
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Boojum. La tonalité des images est très
sombre. Est-ce vous qui avez fait ce choix ?
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Michel Lafon. Je suis responsable
des ambiances, évidemment, mais pas de la mise en couleurs.
Dans un premier temps, j'avais imaginé une histoire
en deux albums, le premier urbain et nocturne, le second rural
et plutôt diurne : sur la durée du diptyque,
l'obscur et le clair se seraient équilibrés
; le clair aurait même fini par vaincre l'obscur, comme
le jour vainc la nuit ; bref, comme Alix vainc les Molochistes.
Mais pour des raisons diverses, ce projet a été
condensé en un seul album, celui-ci, qui de ce fait
a 50 pages, au lieu des 44 habituelles ; ce qui aurait été
la deuxième partie commence grosso modo page 36, lorsque
Pompée quitte Rome piteusement, d'où ce «
déséquilibre » entre scènes de
nuit et scènes de jour. |
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Boojum. Y a-t-il des faits historiques à la
source de votre scénario ? Y a-t-il eu des conjuration
comme celle qui est au cur de lintrigue ?
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Michel Lafon. Non, comme je l'explique
dans les deux épilogues que j'ai écrits pour
les deux versions de l'album, c'est le noyau mythique des
aventures d'Alix (les huit premiers albums, d'Alix l'intrépide
au Tombeau étrusque) qui constitue pour moi
l'inspiration et le terreau de cette aventure. Molochistes
et sacrifices humains sont dans ces albums, et c'est pour
moi une caution « historique » suffisante, puisque
c'est l'histoire d'Alix qui m'intéresse, l'Histoire
imaginée par ce génie de la BD classique que
fut Jacques Martin. |
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Boojum. La frustration du scénariste nest-elle
pas ici obligatoire ? En construisant sa fiction dans
le cadre de la grande Histoire déjà écrite
même si elle est à certains égards
imaginaire , nest-il pas condamné à
faire du sur-place, à écrire une histoire
déjà écrite, une non-histoire ?
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Michel Lafon. Ce n'est pas faux
: à se placer dans le cadre de l'Histoire, mais aussi
des histoires d'Alix, on est forcément bridé,
on doit forcément respecter une série de règles
(historiques, narratives, rhétoriques, etc.). Mais
c'est cette contrainte qui est intéressante, qui à
mes yeux justifie l'entreprise et qui s'avère créatrice,
je crois, à condition de comprendre qu'il ne s'agit
pas d'amener Alix là où il n'est jamais allé
(en Amérique ou sur la lune !), mais au contraire de
le faire repasser, si je puis dire, par les mêmes cases.
L'idée d'un sur-place est très juste, on pourrait
même dire, ici, que « tout s'est passé
à Pompéi », comme si l'étape romaine
n'avait été qu'un rêve, ou plutôt
un cauchemar ; d'ailleurs, certains des plus beaux albums
de la BD franco-belge font du sur-place : la scène
se passe à Moulinsart, et n'a aucune raison de s'en
éloigner
|
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Boojum. Votre ouvrage fourmille de références
aux précédents Alix. Cela ne risque-t-il
pas de déboussoler un peu les nouveaux lecteurs
de la série ? de les empêcher de «
prendre le train en marche » ?
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Michel Lafon. Au contraire, je
crois que c'est, pour les jeunes lecteurs, l'occasion idéale
de découvrir ces albums admirables, fondateurs, si
par hasard par chance ils ne les ont jamais
lus ; et puis je crois surtout que pour tous les lecteurs,
petits ou grands, ces références ajoutent à
la profondeur de l'aventure, à son relief, et finalement
à sa durée : ma grande ambition était
d'inventer une histoire qui dure, un album que l'on mette
plus d'une heure à lire, qui exige de l'attention,
de la lenteur, qui accompagne longuement son lecteur, comme
le Mystère de la Grande Pyramide, pour sortir
de l'univers de Martin, ou le Sphinx d'or, lIle maudite
et la Tiare d'Oribal, pour y retourner aussitôt. |
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Boojum. Dans votre note finale dintention, vous
vous défendez davoir cédé à
la tentation de la parodie. Cependant, certaines formules
ne laissent pas de faire sourire : p. 10, «
avant
de se disperser dans la nuit, qui les engloutit avec la
voracité dun dieu avide de sacrifices. »
Disons que ce type de formule pouvait être pris
au sérieux quand cétait Martin qui
les écrivait, mais quaujourdhui le
lecteur moyen est forcément moins naïf quil
y a quarante ans
|
Michel Lafon. Je suis ravi de
ce genre de récitatif, comme je suis ravi, par exemple,
des très longs échanges entre César et
Alix : je revendique le sérieux absolu de la lecture
de ces récitatifs et de ces dialogues ; je considère
que l'on doit lire une aventure d'Alix en 2011 exactement
comme on en lisait une dans les années cinquante ou
soixante, avec la même crédulité, la même
attention, le même investissement. La BD classique a
justement cette vertu, pour moi, de se situer hors du temps,
dans une sorte d'avant absolu, d'éternelle jeunesse.
La parodie tuerait le scénario, en effet, et sa «
modernisation » par l'ellipse, le raccourci, la simplification
ou le clin d'il le tuerait également. Je crois
que ce scénario parfois volontairement grandiloquent
ou redondant (redondant par rapport à l'image, selon
la grande tradition jacobsienne), toujours très écrit,
très littéraire si j'ose dire, est le
plus bel hommage que je pouvais rendre à Jacques Martin
et à l'époque glorieuse de ses chefs-d'uvre
: j'ai tenté de parler comme Jacques Martin, ou comme
Alix, ce qui revient au même. |
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Boojum. Ne pas entraîner le héros ailleurs,
mais creuser lunivers dans lequel il évolue,
dites-vous en substance dans votre note dintention.
Ce principe rappelle ce que vous avez écrit dans
un article à propos de la fable, genre court qui
trouve sa richesse « en profondeur », et non
« en surface ». Cette perspective «
gigogne » nest-elle pas paradoxalement un
moyen de sortir du cadre ?
|
Michel Lafon. C'est juste, cette
aventure peut être lue en surface, mais elle peut aussi
être lue en profondeur, à différents niveaux.
Il y a des doubles pistes, des non-dits qui dans le meilleur
des cas permettront aux lecteurs les plus attentifs, les plus
curieux de la lire une deuxième fois sans déplaisir,
du moins je l'espère. Pourquoi ne pas imaginer, par
exemple, que la destruction future de Pompéi, en 79
après J.-C., est la revanche de Moloch-Baal ? On pourrait
dire qu'un album de BD classique est, sinon une forme brève,
comme l'est généralement la fable, du moins
une forme fixe, comme le sonnet si l'on veut. De ce fait,
une des meilleures façons de l'augmenter est de le
creuser d'où les renvois de bas de page à
des albums antérieurs de la série ; d'où
aussi sans doute, métaphoriquement, l'abondance, dans
cet album comme dans tant d'albums anciens, des souterrains,
des passages secrets, des cryptes, des grottes et des abîmes.
Voilà pour la mise en abyme, qui a en BD ses chefs-d'uvre,
comme on le sait, des Bijoux de la Castafiore au Réseau
Madou. Quant à « sortir du cadre »,
il est probable que le dialogue final entre Alix et Tiberius,
plutôt cynique, ou que la composition étonnamment
hétérogène des Molochistes m'ont été
inspirés par l'air du temps, même si je n'ai
pas pensé sur le moment à un événement
politique particulier (ni surtout voulu, pour les raisons
que je viens d'évoquer, faire allusion à quoi
que ce soit de contemporain). |
|
Boojum. En 2012, aux prochaines élections,
voterez-vous pour César ou pour Pompée ?
La dévotion inconditonnelle de votre Alix pour
le premier est un peu excessive.
|
Michel Lafon. L'amitié
indéfectible entre César et Alix, la façon
dont le premier veille paternellement parfois sévèrement
sur le second et dont le second ne cesse de lutter
pour la cause du premier, en déjouant périodiquement
des complots ourdis contre lui, tout cela est chez Jacques
Martin, et il fallait bien sûr le respecter ; il n'aurait
plus manqué que d'imaginer un Pompée courageux,
honnête et sympathique ! |
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Boojum. Le « bonus » final façon
dvd sur le making of de cet album est, sauf
erreur, une première dans ce type douvrage.
Il y avait eu jusquà présent des ouvrages
sur le travail des créateurs de bandes dessinées
par exemple, Ave Alix , mais on navait
jamais eu droit à ce type de supplément
interne
|
Michel Lafon. C'est le trentième
Alix, et je crois un bel Alix, « à
l'ancienne », comme me le disent avec enthousiasme les
premiers lecteurs : voilà pourquoi Casterman a voulu
faire un effort particulier, à la fois pour l'édition
ordinaire et l'édition de luxe, avec chaque fois un
bonus, que je trouve très réussi. Celui de l'édition
de luxe, notamment, permet d'admirer des crayonnés
de Christophe Simon. Et du coup, j'ai dû rédiger
deux textes sur mon travail de scénariste, ma vision
d'Alix, ma passion pour Alix : c'était un peu inattendu,
pour quelqu'un qui signe son premier scénario, mais
j'ai éprouvé beaucoup de plaisir à écrire
ces deux textes, et il me semble que c'est autant le romancier
que l'essayiste qui s'en est donné à cur
joie. |
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Boojum. Comme dhabitude et comme toujours, un
petit parfum dhomosexualité plane sur Alix.
Il y a en particulier ce moment où il remercie
poliment les esclaves de sexe féminin qui viennent
de le laver, lui et son camarade
|
Michel Lafon. Alix remercie les
esclaves du message qu'elles viennent de lui apporter de la
part de leur maître, et alors ? Que savons-nous de ce
qui se passe dans la case suivante, celle qui n'a pas été
dessinée ? Un des grands plaisirs de la BD classique,
pour moi, est de la lire entre les cases, d'imaginer les cases
manquantes même et surtout quand on est le scénariste
! |
Propos recueillis par FAL
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